« UN MOINE DE L'EGLISE D'ORIENT »
SUR SA CONVERSION À L’ORTHODOXIE
par Élisabeth Behr-Sigel
Pour les lecteurs de Contacts, en particulier pour les plus anciens, le père Lev Gillet alias « Un Moine de l’Église d’Orient », n’est pas inconnu. Après avoir encouragé le nouveau départ de notre revue en 1959 il lui a donné durant 20 ans, jusqu’à sa mort en 1980, de nombreux articles. Au grand spirituel qui fut aussi un théologien profond, un témoin-martyr du mouvement vers l’unité chrétienne, un précurseur du dialogue judéo-chrétien comme aussi du dialogue de l’Église avec les croyants d’autres religions, Contacts a consacré plusieurs numéros spéciaux (1). En fidélité à la mémoire de père Lev, nous publions aujourd’hui, deux de ses lettres restées jusqu’ici inédites. Elles font partie d’une volumineuse correspondance récemment découverte dans les archives de la métropole grecque-catholique de Lviv (Ukraine occidentale) par des chercheurs de l’Institut Szeptitsky de l’Université Saint-Paul à Ottawa (2). Nous remerciements vont à M. Horia Roscanu qui nous les a communiquées. L’ensemble de cette correspondance est composé de lettres, cartes postales et notes adressées entre novembre 1921 et avril 1929, par le jeune père Lev – d’abord encore Louis Gillet – au célèbre métropolite ukrainien Andreas Szeptitsky : l’un des inspirateurs à cette époque de la politique vaticane en direction des Églises d’Europe de l’Est. C’est dire le grand intérêt de ces documents, et pour l’histoire de l’unionisme catholique-romain et pour la biographie de Lev Gillet dont ils jalonnent l’itinéraire spirituel, de son noviciat en l’abbaye bénédictine de Farnborough en Angleterre, aux vœux monastiques définitifs accomplis entre les mains d’un évêque « uniate » dans un monastère de Galicie et à son adhésion, en 1928, à l’Orthodoxie.
En fait, les grandes lignes de cette évolution étaient connues (3). La découverte de Lviv n’apporte pas de révélations fondamentalement nouvelles. Mais elle éclaire d’une part les relations de confiance réciproque, d’amitié et d’étroite collaboration qui, après une première fulgurante rencontre en 1921, se sont nouées entre l’évêque ukrainien et le moine français, d’autre part l’état d’esprit de ce dernier au moment d’une décision pour lui « ...vitale ». Les deux lettres que nous publions portent la marque de la crise douloureuse, où se débat Lev Gillet au cours du premier semestre de 1928 : une crise latente, depuis des mois, voire des années mais que précipite, jouant le rôle de catalyseur, la publication, au mois de janvier de la même année, de l’encyclique papale Mortalium animos. Entre avril et juin, au moment où ces lettres sont écrites, cette crise atteint son apogée, l’encyclique condamnant le Mouvement œcuménique naissant auquel à la Conférence de Foi et Constitution à Lausanne, en 1927, les Églises orthodoxes se sont associées. Traitant ces dernières de schismatiques « invitées à revenir au bercail de l’Église romaine », Mortalium animos ruine l’espoir d’une double appartenance possible à l’Église de Rome et à l’« Église catholique d’Orient », espoir qui a sous-tendu jusqu’ici le ministère du père Lev Gillet.
Rejetant l’enseignement de l’encyclique, peut-il encore loyalement se dire « Catholique romain » ? Mais quitter l’Église romaine n’est-ce pas blesser profondément les êtres qui lui sont les plus proches, sa mère, son frère, ainsi que le métropolite André, son père spirituel ? Tel est le dilemme exposé clairement dans la lettre du 2 avril 1928. En juin sa décision à la fois crucifiante et libératrice est prise ou, du moins, annoncée. Passant outre à toute considération de personnes, aux objurgations de l’évêque aimé et vénéré, Lev Gillet obéira à l’impératif de sa conscience éclairée par une sereine enquête historique et une réflexion ecclésiologique rigoureuse. À l’« appel intérieur que lui adresse l’Orthodoxie », répond l’élan vers elle de son « être tout entier ». L’intégrité lui commande d’aller vers « l’Église catholique d’Orient » héritière « en droite ligne de l’una sancta catholica des Pères » dont « s’écarte l’Église romaine ».
Tel est le témoignage de ces lettres. Il contredit totalement les hypothèses formulées quelques mois après le décès du père Lev Gillet, dans un. article de la revue catholique anglaise Chrysostom (4) Selon l’auteur de cet article, le passage à l’Orthodoxie s’expliquerait par le contexte politico-religieux de l’époque qui aurait empêché Lev Gillet de retourner en Galicie auprès du métropolite André. À la suite d’un accord secret entre ce dernier et le métropolite orthodoxe Euloge – chef spirituel de l’Église des émigrés russes en Europe occidentale – Lev Gillet, tout en restant dans l’obédience de Rome, aurait accepté l’offre de concélébrer avec Euloge, se trouvant de ce fait « dans une situation canonique ambiguë ». Pour des raisons mystérieuses, non expliquées, cette ambiguïté aurait perduré pendant un demi-siècle, jusqu’à la mort de celui que tout le monde considérait comme un prêtre orthodoxe. Discréditant le ministère du père Lev Gillet, faisant de lui un imposteur, cette construction fantaisiste ne résiste manifestement à aucun examen sérieux.
Ce qui frappe dans les lettres retrouvées à Lviv, c’est, avec le souci d’intégrité spirituelle de leur auteur, l’expression claire de son désaccord avec la conception romaine du ministère de la succession de Pierre. Conception où il voit, en sa forme actuelles l’expression d’un « impérialisme [...] étranger à la tradition et à l’esprit de l’ancienne Église chrétienne ». C’est la cathedra Petri, constate-t-il avec perspicacité, (et non le Filioque dont une interprétation acceptable pour les orthodoxes est possible), qui est au centre du grand débat entre « Orient et Occident chrétiens ». Il s’agit d’une divergence sinon insurmontable, du moins réelle et profonde. La position de Lev Gillet sur ce point ne variera jamais. Mais l’expression se nuancera et s’adoucira.
En 1928, il réagit durement, douloureusement, à la dureté de l’encyclique Mortalium animos. Mais au cours des longues années qui lui restaient à vivre, celui qui devient le Moine de l’Église d’Orient ne cesse de regarder avec amour et espérance vers l’Église de son baptême et de son ordination sacerdotale. Il est attentif aux signes d’une conversion qui, sous la dure carapace institutionnelle, s’y accomplit dans les profondeurs, sous l’influence de grands théologiens qui, comme lui, sont aussi des hommes de prière. Ses retrouvailles émouvantes après la Deuxième guerre mondiale avec les « moines de l’Unité » d’Amay-Chèvetogne, avec dom Clément Lialine et dom Olivier Rousseau, sont, de ce point de vue, significatives.
En 1953, Lev Gillet, sous son pseudonyme littéraire, accepte de donner une contribution à l’ouvrage collectif 1054-1954 : L’Église et les Églises qui paraîtra aux éditions de Chevetogne. S’enhardissant à parler au nom de Vladimir Soloviev, il y lance, en conclusion, l’exhortation suivante d’autant plus surprenante mais aussi d’autant plus pertinente que la proclamation par Rome en 1950 du dogme marial de l’Assomption vient d’irriter, pour des raisons différentes, aussi bien les orthodoxes que les protestants. S’adressant à eux, le Moine de l’Église d’Orient écrit : « Evangéliques ou orthodoxes, vous avez certes, en ce qui concerne Rome, le devoir d’obéir au dictamen de votre conscience et de ne point accepter ce qui, selon votre conviction profonde, est inacceptable. Il y a des divergences doctrinales qu’on ne peut minimiser, il y a des griefs historiques qu’on ne peut nier. Quant aux griefs, ne soyez pas obsédés par l’établissement de leur inventaire ; la prière pour l’humble repentance, de part et d’autre, est plus importante [...] Ne vous fixez pas dans les difficultés présentes ou passées : sans renoncer à dire ce que vous croyez être la vérité, ne cessez pas de regarder vers Rome, de prier afin que la grâce y produise des théophanies de charité et de lumière. Ne fermez pas votre cœur à tout ce qui vient de Rome, et restez aux écoutes de la parole de charité que nous devons attendre. Espérez de Rome le fait nouveau que peut produire une intervention divine » (6). Il faut se souvenir que ceci est écrit avant le grand tournant de Vatican II, tournant intuitivement, prophétiquement pressenti par le Moine de l’Église d’Orient.
En 1979, quelques mois avant sa mort, au cours d’une discussion où l’octogénaire, en réponse à des questions indiscrètes, s’est quelque peu embrouillé dans l’explication de sa situation personnelle, Lev Gillet, sous forme de boutade, aurait lancé qu’il est « un prêtre catholique romain en communion totale avec l’Église orthodoxe » (7). Comment interpréter ce qui est peut-être un lapsus mais où certains croient discerner le testament spirituel du vieux moine ? Faut-il entièrement rejeter cette interprétation d’une boutade que nous ne connaissons que dans la version donnée dans l’article de Chrysostom ? Je crois, au contraire, que même située dans son contexte événementiel – un contexte qui la relativise – elle garde un sens profond. Il s’agit d’abord de la constatation par Lev Gillet d’un fait objectif. Entré dans la communion de l’Église orthodoxe, il n’a pas été réordonné. La validité de son ordination par l’évêque d’une Église orientale unie à Rome n’a été contestée ni par le Patriarcat de Moscou, ni par celui de Constantinople dans l’obédience duquel il est entré après la Deuxième guerre mondiale. Ce fait singulier a toujours eu pour lui une très grande signification, non au niveau de sa situation canonique parfaitement simple et claire mais en tant que symbole d’une réalité spirituelle essentiellement antinomique : coïncidence d’une Unité désirée, encore devant nous comme une tâche à réaliser dans l’Histoire, et d’une Unité déjà donnée ici et maintenant, suprêmement, ineffablement, apophatiquement réelle en Dieu qui, au-delà de toutes les séparations dues au péché humain les assumant, les transcendant est Amour sans limites (8). Tel me semble être le « testament », l’ultime message du Moine de l’Église d’Orient. C’est à sa lumière qu’il faut lire ses lettres, témoins de la crise de 1928.
Contacts, vol. 49, no. 180, 1997.
NOTES
1 Nos 115, 1980 ; 166 et 167, 1994.
2 La publication intégrale de cette correspondance par l’Institut Szeptitsky est prévue pour 1998.
3 Cf., E. Behr-Sigel, Un Moine de l’Église d’Orient, Paris, Cerf, 1993.
4 Chrysostom, Vol. V, no 8,1980.
5 Souligné par nous.
6 Cf,.E. Behr-Sigel, op. cit., chap. IV.
7 Un Moine de l’Église d’Orient, « La signification de Soloviev », in 1054-1954: L’Église et les Églises, pp. 369-379.
8 Chrysostom, pp. 237-238.
LETTRES DU PERE LEV GILLET
À SON EVEQUE : VERS LA RUPTURE
Villa Cleret, rue des Roses, escalier du Prophète,
chemin de la Corniche, Marseille (Bouches-du Rhône),
2 avril 1928.
Père vénéré et très aimé,
[…] Je résumerai dès l’abord et en une formule brutale tout ce qui va suivre : les raisons pour lesquelles un chrétien qui admet la doctrine des Apôtres, des Pères, et les Conciles de l’ancienne Église indivise, doit adhérer à l’Église catholique romaine (je range aussi sous ce vocable les Églises uniates) plutôt qu’à l’Église catholique d’Orient (dite « Orthodoxe »), – ces raisons cessent de me paraître certaines. [...]
Deux fois j’ai eu l’occasion d’exposer à d’autres, avec autant de force et de persuasion que je le pouvais, les arguments traditionnels en faveur de l’ecclésiologie Catholique Romaine la première fois, quand je parlais « de Ecclesia » devant nos jeunes théologiens du Stoudion ; la deuxième fois, quand j’ai essayé de dissuader Deubner de prendre le parti qu’il a finalement pris. Eh bien, les deux fois, j’ai senti que tout ce que je disais ne me satisfaisait pas pleinement ; je pensais « Mais ces arguments ne sont pas irréfutables ! On pourrait répondre telle ou telle chose Et d’ailleurs, si tout était si clair, si convaincant, comment tant d’hommes instruits et de bonne foi – par exemple tels théologiens Anglicans ou Orthodoxes – rejetteraient-ils ces thèses ? On ne peut cependant pas se débarrasser de toutes les objections des dissidents en les mettant sur le compte de la stupidité ou de l’orgueil. »
Le centre de la question est évidemment la « cathedra Petri ». (Permettez-moi de parler devant vous avec hardiesse. Il m’a toujours semblé que, du côté catholique, on « forçait » les textes relatifs à la Papauté pour en tirer plus qu’ils ne contiennent. De la primauté assurée à Pierre par les textes évangéliques et du « leadership » doctrinal et disciplinaire reconnu aux Évêques de Rome par les écrits des Pères et l’histoire de l’Église ancienne, d’une part, jusqu’à la « papauté dogmatisée » du Concile du Vatican, d’autre part, je ne peux pas échapper à l’impression qu’il y a une « déviation hyperbolique » (je me sers des termes de Gloubokobvskyi), déviation dont les facteurs humains successifs apparaissent assez clairement dans l’histoire.
On dira : « Mais les Conciles ont sanctionné la conception romaine actuelle de la Papauté. » Un Orthodoxe éclairé ne fera pas de difficultés à admettre tout ce que les Conciles de l’Église indivise ont professé relativement à la Papauté ; mais il n’admettra pas que Trente et le Vatican soient de véritables Conciles œcuméniques. « Mais la présence ou la représentation des pontifes romains garantissait leur œcuménicité ? » Alors nous tournons dans un cercle vicieux : si l’on veut prouver les prérogatives des Pontifes romains par des décisions conciliaires, on ne peut pas prouver l’œcuménicité de ces conciles par les prérogatives des Pontifes romains. Je reconnais d’ailleurs que, dans cette matière, on ne peut pas atteindre une évidence ou une certitude mathématique. C’est un grand débat ouvert entre l’Orient et l’Occident : on ne peut émettre une opinion qu’avec beaucoup d’humilité et de charité. Mais, s’il me faut donner sincèrement mon opinion (certes je peux me tromper), je dois oser dire ceci : « L’ecclésiologie romaine ne me semble pas suffisamment justifiée par les raisons apportées en sa faveur. » N’est-il pas présomptueux de ma part de mettre en doute ce que des hommes éminents admettaient sans difficulté ? Mais des deux côtés se trouvent des « scholars » éminents et, en dernière analyse, il n’y a pas de motifs de crédibilité sans une certaine opinion personnelle. […]
Ce que l’Église ancienne concevait en termes de service et d’humilité, comme un ministère d’amour, on l’a traduit en termes de domination. Le protestantisme a été une réaçtion assez explicable ; mais il a méconnu et la notion d’Église et la notion d’une Révélation objective. [...] Quant à l’Orthodoxie, elle me paraît en tout plus proche des sources, plus proche de la tradition et de l’esprit chrétien primitifs. Elle a su opérer dans la « sobornost », dans l’amour, la synthèse de l’autorité et de la liberté. Vous me direz que ce sont là des idées déjà bien vieilles et qu’on trouve chez tous les penseurs religieux russes, de Khomiakof à Boulgakof. Oui, ce sont des lieux communs, si vous voulez ; mais il me semble que les penseurs russes ont bien saisi l’essence de l’Orthodoxie. [...]
Je disais plus haut que, dans le débat ouvert entre l’Orient et l’Occident, il est difficile de trouver des arguments objectifs parfaitement probants. On est bien obligé de recourir à des raisons subjectives. Or, si je me place à ce point de vue subjectif, je dois dire que je trouve mieux Jésus Christ dans l’Orthodoxie que dans le Catholicisme romain. J’y trouve l’image du Christ moins interceptée par des superfétations de toutes sortes, et sans que la hiérarchie et le juridisme fassent une sorte d’écran entre le Sauveur et les âmes. Ce que j’écris vous semble peut-être blasphématoires ; pardonnez-moi, et ayez l’indulgence de me lire jusqu’au bout. Ma vie spirituelle s’épanouit plus pleinement, plus librement, dans l’Église orthodoxe. Tout contact avec l’Orthodoxie semble la rendre plus chaude et plus lumineuse. Et je touche ici au fond même du processus qui s’opère actuellement en moi. Au fond, ce n’est pas telle ou telle raison particulière qui m’attire vers l’Orthodoxie ; la vraie raison est tellement profonde et totale qu’elle supprime en quelque sorte toutes les raisons particulières et les rend insaisissables : c’est mon être entier qui tend vers la Russie orthodoxe ; je suis en ce moment si imprégné de l’essence russe (intoxiqué, direz-vous) que je ne peux pas respirer une autre atmosphère.
Encore une fois, ce n’est pas un particularisme exclusiviste. Il n’y a rien de moins exclusiviste que l’Orthodoxie russe. De même que l’Église russe n’a pas craint de se rendre à Lausanne auprès des Protestants et que, là, elle a répondu à la fois avec humilité et fermeté à ceux qui lui demandaient : « Que croyez-vous ? », de même tout Orthodoxe Russe éclairé rend justice aux trésors de sainteté, d’intelligence et de beauté contenus dans le Catholicisme romain ; il pourrait signer des deux mains la célèbre profession de foi de Soloviev, y compris le passage relatif à la Papauté ; et il n’accepterait pas de dire : « Je suis séparé de l’Église d’Occident », puisque jamais l’Église russe ne s’en est séparée et puisque jamais l’Église romaine n’a retranché la Russie de sa communion. Mais qu’ai-je besoin d’insister davantage, de m’étendre encore sur cet appel intérieur que m’adresse l’Orthodoxie ?
Vous connaissez l’essence religieuse russe. Vous me connaissez aussi. Vous comprenez tout, je pense. – Je vous ai décrit avec une grande franchise mon état d’esprit actuel. Ceci étant, est-il loyal de continuer à me dire Catholique romain ? On doit suivre le « dictamen » de la conscience, même erronée. N’ai-je pas le devoir d’aller là où je crois voir plus de lumière ? Si j’adhérais à l’Orthodoxie, j’aurais le droit de dire : « Ce n’est pas le désir de l’argent qui m’a conduit là. Ce n’est pas le désir des honneurs. Ce n’est pas une femme. J’obéis à une persuasion intérieure. » Dieu sait bien qu’une telle démarche ne me rapporterait que l’insécurité du lendemain, la pauvreté matérielle, des déchirements intérieurs, peut-être la rupture avec mes proches. Je ne cherche qu’une chose : me dévouer et me sacrifier totalement pour mes frères russes. […]
Mon Père et mon Seigneur, même si vous refusez à l’avenir de me considérer comme votre fils, je ne cesserai jamais de vous vénérer et de vous aimer, et jamais je ne célébrerai le sacrifice eucharistique sans faire mention de votre nom. J’associe à votre pensée celle du père higoumène et de tous mes frères. Ce serait pour moi une joie très grande que de vous revoir. Que Dieu vous bénisse toujours !
Votre très humblement dévoué dans le Christ,
fr. Lev
Lyon, 8 rue des Marronniers,
15 juin 1928.
Excellence,
[…] J’ai réfléchi et prié. Avant de vous indiquer quelles conclusions j’ai atteint, je crois devoir revenir un peu en arrière. Après vous avoir envoyé, de Marseille, la lettre où je m’ouvris à vous de mes incertitudes, je suis parti pour Nice. D’une part, je désirais passer notre fête de Pâques dans un milieu russe. D’autre part, des questions d’aide matérielle aux Russes exigeaient, paraît-il, ma présence. Cette Pâque russe à Nice a été très belle, très émouvante. Je n’ai pas dissimulé mon état d’âme à l’archevêque Vladimir de Bielostok (en résidence à Nice) qui est un homme très simple, un véritable starets. Il m’a confirmé ce que je pensais déjà : seule la question du Vatican sépare en ce moment le Catholicisme oriental (Orthodoxie) et le Catholicisme romain. Il n’y a pas d’autre question : pour le Filioque, un orthodoxe peut accepter la formule de Florence. Je me sentais de plus en plus incliné vers l’Orthodoxie.
Là-dessus sont arrivées vos deux lettres. La seconde faisait à moi un appel en quelque sorte personnel, s’adressait à mon sentiment. J’ai été troublé. Je vous ai écrit que je ne ferais pas le pas. Dans les milieux de Nice, même dans celui de la curie épiscopale latine, j’ai dit et fait dire que je n’avais aucune intention de suivre l’exemple du p. Alexandre. Et je suis parti de Nice. Presque aussitôt après, les questions se sont reposées à moi. Il m’a semblé que je n’avais pas le droit de trancher ainsi un conflit de principes par des considérations personnelles. J’ai de nouveau étudié la question. J’ai lu tout ce que du côté catholique on a récemment écrit (Spacil, Battiffol, d’Herbigny), etc. Du côté orthodoxe, j’ai eu en mains des manuscrits inédits de Boulgakoff et de Kartacheff.
Voici à quoi j’aboutis : a) on a le droit d’user de son jugement privé, comme l’indique d’ailleurs l’apologétique catholique, pour discerner où sont la révélation et l’Église ; b) la place actuelle de la papauté dans l’Église latine n’est pas une déduction des textes évangéliques, ni de l’enseignement des Pères (lesquels ont interprété ces textes d’une tout autre manière), ni des décisions des Conciles œcuméniques ; elle semble être un état de fait, sanctionné par des conciles occidentaux, et résultant du long effort historique accompli par la papauté (donation de Charlemagne, fausses décrétales, lutte contre Bâle, etc.) pour obtenir une juridiction vraiment impériale sur la chrétienté ; c) L’Église catholique d’Orient continue en ligne directe l’« una sancta, catholica » des Pères ; l’Église romaine s’y embranche, mais s’en écarte ; d) Les tentatives d’Union, Florence, Brest, ont été surtout des desseins politiques (empereurs de Byzance, rois de Pologne) ; e) Adhérer à l’Église russe n’est pas adhérer à une Église récente, mais à une des communautés ethniques qui constituent l’Église catholique ancienne ; f) l’Orthodoxie n’est pas l’adhésion à la lettre morte des Conciles œcuméniques, considérée comme un bloc cristallisé, mais la vie de la vérité dans la Sobornost, par la charité, sous l’action du Saint-Esprit.
J’en conclus pratiquement : – que je n’ai plus le droit de me dire catholique romain ; – que je n’ai pas le droit de demander place dans un monastère studite actuel (quoique j’en sois où en étaient les moines d’Union avant l’Unja), et que ma qualité de hiéromoine ne soit pas amissible.
Est-il nécessaire de dire ceci à ceux qui pourraient en être contristés ou scandalisés ? Vous êtes seul juge. Il me semble que le silence pourrait être gardé. En ce qui me concerne, je suis aussi résolu à éviter les publicités scandaleuses que les équivoques insincères.
Je suis invité à passer quelque temps à l’Institut Saint-Serge pour y faire une connaissance plus directe et plus approfondie de l’Orthodoxie. J’accepte cette invitation.
Je regrette, dans cette lettre, de sembler me borner à vous présenter quelques faits brutaux. Je ne vous exposerai pas une seconde fois mes sentiments personnels, puisque je l’ai fait en détail dans ma lettre de Marseille, avant Pâques. Je ne vous redirai que deux choses : – ma peine infinie de vous faire de la peine, à vous et aux vôtres, – et combien je compte sur votre promesse que vous m’avez faite, de rester accessible, quoiqu’il arrive, à mes ouvertures et à mon attachement. Je n’en dis pas plus long. Tout cela m’est si pénible. Mais en même temps il me semble que je décharge ma conscience et m’engage sur une voie où tout est clair.
Ne doutez jamais, vous, et le père Higoumène, de mon respect et de ma reconnaissance devant Dieu.
Hiéromoine Lev