Arrivé à Istanbul, je tombai gravement malade. On m’a dit par la suite que j’avais dû être empoisonné mais je ne trouve personne à accuser sinon moi-même qui, dans mon indifférence, pouvait manger ce qui restait dans les rues après un marché et boire des eaux qui ne coulaient pas toutes de source. Je mangeais si peu qu’à mon avis c’est dans les eaux sales du Bosphore qu’il faut chercher le microbe fatal. On me trouva dans la rue sans connaissance.
Voyant que j’étais européen, on me conduisit dans un hôpital où vivaient encore des médecins et des infirmiers français. Après les examens d’usage, dont un électro-encéphalogramme, on me déclara « mort ».
Je n’étais pas le premier de ces jeunes Européens qu’on retrouvait ainsi. Drogue, misère, empoisonnement, peu importe, on les déclarait vite morts et, s’ils n’avaient pas de papiers, ce qui était mon cas, on ne tardait pas à les enterrer, ce qui allait être mon cas. On décida néanmoins d’attendre un peu et de m’installer dans une chambre fraîche, à l’écart.
Raconter ce que j’ai vécu alors me semble bien difficile ; d’abord parce que, avec un électro-encéphalogramme plat, on ne pense plus, ensuite parce que mon expérience n’a rien de très original lorsqu’on connaît les nombreux récits de near death experience dont on parle aujourd’hui.
Je suis toujours étonné de l’abondance d’images et de lumière dont témoignent ces rescapés de la mort. Pour moi ce fut plutôt le vide. Rien, mais j’avoue n’avoir jamais connu un état de plénitude semblable à ce vide, à ce Rien.
Je vais essayer d’être le plus honnête possible et te décrire avec des mots ce que je sais hors d’atteinte des mots. Les concepts en effet appartiennent à l’espace-temps, et font toujours référence à un « quelque chose » ou au monde. Or cette expérience ne s’est pas vécue dans notre espace-temps et demeure donc hors d’atteinte des instruments qui y sont forgés.
D’abord, « je ne voulais pas mourir » ! J’avais souhaité la mort, je m’y étais préparé de toutes sortes de façons, conscientes et inconscientes, et, au moment où « cela » arrivait, je disais, non ! J’ai peur, et plus je dis non, plus je souffre... quelque chose d’intolérable, une révolte de tout mon corps, de tout mon psychisme, non ! Puis, devant l’inéluctable, l’intolérable surtout de la souffrance, quelque chose en moi craque, sombre, et en même temps acquiesce. À quoi bon lutter ? Oui. J’accepte...
À l’instant même de ce « oui », toute douleur s’évanouit. Je ne sentais plus rien, ou quelque chose de très léger. Je comprenais le symbole de l’oiseau dont on se sert pour représenter l’âme. J’étais toujours dans ma petite boîte ou dans ma cage, mais l’oiseau déjà étendait ses ailes, prenait son vol.
Sensation d’espace, « horizon non empêché », mais toujours conscience, extrêmement vive, lumineuse, que je percevais à la fois dans mon corps et hors de mon corps. Puis, pour reprendre l’image (inadéquate), « l’oiseau sortit de sa cage », sortit du corps et du monde qui l’entourait, mais l’oiseau avait encore sa conscience d’oiseau, autonome et bien différenciée de sa cage...
L’« âme » existe bien en dehors du corps qu’elle informe ou qu’elle anime, cela a été rapporté par d’autres témoins.
Puis... comment dire ? comme si le vol sortait de l’oiseau, un vol qui continue sans l’oiseau et qui s’unit à l’Espace... Il n’y eut plus de conscience, plus de « conscience de quelque chose », corps, âme ou oiseau : rien...
Mais ce rien, ce no-thing (pas une chose, disent mieux les Anglais), c’était l’Espace qui contenait le vol, la cage et l’oiseau, cette vastitude contenait la conscience, l’âme et le corps, ce n’était rien de particulier, de déterminé, d’informé. Cela n’est Rien, cela Est... c’est tout ce que je peux dire.
Pendant ce « temps-là », ou plutôt pendant cette « sortie de ce temps-là », on préparait mon enterrement...
Que s’est-il passé ?
Je me souviens seulement d’un homme qui a crié en français : « Il n’est pas mort ! » et on entreprit alors des choses désagréables pour me réanimer.
Le vol revint dans l’oiseau, l’oiseau redescendit dans sa cage, l’oiseau suffoquait, il n’arrivait pas à respirer, on lui mit dans les poumons « un air qui n’était pas le sien », on lui transfusa dans les veines toutes sortes de liquides qui n’étaient pas son sang...
Quand il commença à gémir, tout le monde fut rassuré : « Il sort du coma . »
Je te disais que je ne vois rien à ajouter à ce récit. Pourtant, presque quarante années après cet événement, je me pose la question : « Faut-il attendre de mourir, de se suicider précocement pour goûter ce qui reste quand il ne reste plus rien, c’est-à-dire : « ce qui est vraiment » ?
Je ne referais pas deux fois la même erreur, je ne revivrais plus sans vivre, car c’est vrai que je ne vivais pas avant cette expérience. Je me faisais des illusions, je me racontais des histoires – je prenais mes discours sur la réalité pour la réalité, comme les scientistes autrefois prenaient leur représentation du réel, ce que pouvaient en saisir leurs instruments sophistiqués, pour le Réel...
Ce que je croyais être la vie, ce n’était pas la « Vie », mais la « vie mortelle ».
Cette expérience de « mort clinique » m’a appris que mourir, c’est perdre ses limites, ces limites auxquelles nous nous identifions, physiquement, psychiquement et mentalement.
La Vie qui prend forme en moi est plus que moi. La Conscience qui prend corps en moi est plus que mon corps. Le Logos qui se fait chair en moi subsiste quand je ne suis plus là pour le manifester.
Seule meurt la mort, ou ce qui est mortel, seulement ma peur de la mort, c’est-à-dire « moi ».
La Vie continue.
La Conscience rayonne.
Le Logos demeure…
On peut m’enlever la vie que j’ai, mais non la Vie que « je suis »...
J’ai découvert dans cet instant « clinique et tragique » que je n’avais pas la vie, mais que « j’étais la Vie... »
« La vie que j’ai », comme tout ce que j’ai d’ailleurs (biens matériels, relationnels, intellectuels, etc.), un jour je ne l’aurai plus..., c’est une évidence.
La Vie que « je suis » (non identifiée à celle que j’ai), je la serai toujours. C’est une autre évidence... celle à laquelle je ne m’attendais pas.
Qu’est-ce que je fais ici ? me demandes-tu.
Rien d’autre que de « laisser être la Vie que je suis », demeurer dans ce mouvement de la Vie qui se donne, être présent à cela, de tout mon corps, de toute mon intelligence, de toute mon affectivité, avec gratitude…
Nous ne sommes pas nés pour faire quelque chose, mais pour être quelqu’un...
Ici, comme partout, c’est un bon lieu pour être vivant et pour « laisser être la Vie » dans la forme précaire et provisoire qui nous est donnée (moi-toi-la société-le cosmos) pour encore un peu de temps.
Mais, il faut le savoir, nous ne sommes pas nés seulement pour mourir, bien davantage pour perdre nos idées sur la vie et sur la mort, pour perdre nos prétentions et nos limites.
Tu me diras : « Et Dieu dans tout ça ? »
Je te rappelle que Dieu n’existe pas ; s’il existait, comme tout ce qui existe, il serait voué à disparaître... Quel intérêt d’« avoir » un dieu qui existe, ou d’avoir la « vérité » ? Comme tout ce qu’on a, un jour on ne l’aura plus...
L’important ce n’est pas le « dieu qu’on a » mais le « Dieu qu’on est ». L’important ce n’est pas la vérité, la vie qu’on a, mais la Vérité, la Vie qu’on est.
Je te rappelle également que dans la Bible il n’est nulle part question de Dieu, mais davantage de YHWH, d’Adonaï, de Shaddaï, d’Eyeh asher Eyeh, d’Elohim, de Shabbaot, chacun de ces noms étant une tentative pour mettre un mot sur une expérience.
L’expérience de l’Inconnu, du Silence ineffable au cœur de tout ce qui vit et respire (YHWH) ; l’expérience d’un Sens qui nous oriente, nous structure et nous conduit (Adonaï) ; l’expérience du monde comme manifestation d’une Force et d’une Énergie incommensurable (Elohim) ; l’expérience d’une Présence qui nous enveloppe, nous soutient, presque d’une « Mère » qui nous porte (Shaddaï) ; l’expérience d’un Ordre, d’une Harmonie qui structurent les différents plans de l’être ou les différents « niveaux de réalité » pour parler comme les physiciens d’aujourd’hui (Shabbaot)...
Il y a bien d’autres noms de Dieu, c’est-à-dire bien d’autres façons d’entrer en relation avec la Réalité une – diverse et ineffable.
L’expérience que je te racontais il y a quelques instants n’est-elle pas proche de celle de Moïse lorsqu’il accueille Dieu comme étant Eyeh asher eyeh : « Je suis qui je suis » ?
N’est-ce pas l’expérience que tout être humain peut faire de la « Vie qu’il est » ; non seulement au moment où il perd la « vie qu’il a », mais dans le quotidien même de cette vie mortelle ?
Extrait de "Lettres à un ami athée"