Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
L’Évangile de ce dimanche nous rapporte la rencontre de Jésus avec les deux possédés dans le pays de Gadara, de l’autre côté du lac de Tibériade, et l’expulsion des démons dans un troupeau de porcs, qui va finalement se jeter dans la mer.
Il est souvent question des démons dans la Bible. La vie de Jésus est un combat contre le diable. Dès le début de son ministère, Il va au désert pour y être tenté et en sortir victorieux. Après cette première défaite, le diable attend son heure, l’heure de la Croix. C ’est pourquoi, dans l’Evangile d’aujourd’hui, les démons s’inquiètent : « pourquoi viens-Tu nous tourmenter avant l’heure ? » Tout au long de sa vie publique, Jésus guérissait les malades et expulsait les démons : c’était le signe que le Royaume de Dieu était proche.
Aujourd’hui, on ne croit plus aux démons : la psychologie moderne les a éliminés. Mais la Bible en parle comme d’une réalité : Jésus en parle constamment, les apôtres également. Par exemple l’apôtre Paul : « Fortifiez-vous dans le Seigneur, et par sa force toute-puissante. Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. » (Eph. 6, 10-12)
Il existe donc des esprits mauvais, ce sont des êtres créés, mystérieux, qu’on ne voit pas, parce qu’ils sont incorporels, mais qui sont agissants, qui ont une volonté : leur dessein est de nous détourner de Dieu. Dans la parabole du semeur, Jésus nous dit que Satan vient enlever la parole semée dans le cœur, pour que ceux qui l’ont entendue ne croient pas et ne soient pas sauvés (Luc 8, 12).
Les Pères, dans leur enseignement sur la prière, en parlent également beaucoup. Il convient d’en tenir compte dans notre vie spirituelle.
Mais qui sont les démons, d’où viennent-ils et comment agissent-ils ? Ecoutons ce que disait à ses disciples un Père particulièrement expérimenté, saint Antoine le Grand, au 4e siècle en Egypte, dans un discours rapporté par saint Athanase d’Alexandrie :
« Nous savons que les démons n’ont pas été créés démons. Dieu n’a rien fait de mauvais. Eux aussi furent créés bons mais, déchus de la sagesse céleste, précipités sur la terre, ils égarèrent les gentils par des fictions. Ils nous portent envie à nous, les chrétiens, et remuent tout pour nous fermer l’accès du ciel pour que nous ne montions pas là d’où ils sont déchus. C’est pourquoi il faut beaucoup de prières et d’ascèse pour pouvoir, par le charisme du discernement des esprits, connaître ce qui les concerne. (…). Nombreuses sont, en effet, leurs fourberies et leurs manœuvres insidieuses. Le bienheureux apôtre et ses coopérateurs le savaient bien, qui disaient : Nous n’ignorons pas ses desseins. »
Saint Antoine cite ici une épitre de saint Paul dans laquelle il apparaît que le fait de pardonner est une victoire sur Satan : « Or, à qui vous pardonnez, je pardonne aussi ; et ce que j’ai pardonné, si j’ai pardonné quelque chose, c’est à cause de vous, en présence du Christ, afin de ne pas laisser à Satan l’avantage sur nous, car nous n’ignorons pas ses desseins. (2 Cor. 2, 10-11)
Ignorer le jeu des démons, c’est se priver d’un moyen de discernement pour se voir soi-même. Car ce que nous prenons pour nous-mêmes (notre personnalité, nos pensées, nos opinions, nos qualités, nos défauts…) n’est en réalité que la cohabitation de beaucoup de choses hétérogènes. Nos pensées, par exemple, d’où viennent-elles, comment naissent-elles en nous et vers quoi nous orientent-elles ? Nous nous identifions à elles, mais elles viennent d’ailleurs. Nous sommes, à notre insu, le jeu de forces, de puissances par rapport auxquelles nous avons à nous déterminer et contre lesquelles nous avons éventuellement à lutter. Le problème, c’est que nous croyons agir librement, alors que nous sommes leur jouet.
Prendre l’action des démons en considération permet de prendre du recul par rapport à eux, de les resituer à l’extérieur et d’exercer une vigilance afin de ne pas faire leur jeu et d’être capables de les repousser. C’est rendre leur action objective.
Les démons sont multiples : nous avons entendu aujourd’hui qu’étant sortis en grand nombre des deux démoniaques, ils sont envoyés dans un troupeau de porcs. Ailleurs, le Seigneur nous dit que lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il peut revenir avec sept autres esprits plus mauvais que lui (Matth. 12, 43-45).
Pour nous détourner de Dieu, ils agissent de diverses manières. Voici par exemple ce que dit saint Jean Climaque dans son traité l’Echelle sainte :
« Dans toutes les actions que nous faisons, les démons nous creusent trois précipices : ils s’efforcent d’abord de nous empêcher de faire le bien ; en second lieu, s’ils échouent, ils essayent de faire que le bien ne soit pas selon Dieu. Mais quand ils ont échoué même en cela, ces larrons se présentent doucement à notre âme et nous félicitent de vivre en tout selon Dieu. »
En dernier ressort, c’est donc par l’orgueil qu’ils tentent de nous posséder.
On peut regrouper leurs actions dans les grandes catégories suivantes :
- Les appétits et convoitises diverses : les démons nous persuadent que ce que nous désirons est bon pour nous, que nous en avons besoin.
- L’exaltation de l’égo : l’orgueil, la vanité, l’autosatisfaction, la rancune, l’amertume (qui vient de l’égo blessé)… Le démon tente de nous persuader de nous identifier avec notre égo.
- La curiosité.
A ce sujet, je voudrais lire un passage du discours de saint Antoine sur la vanité des prédictions des démons :
« Si donc ils font semblant de prédire l’avenir, que personne n’en fasse cas. Souvent, en effet, ils annoncent plusieurs jours à l’avance l’arrivée de frères, et ceux-ci viennent à point nommé. Ils ne font pas cela par égard pour ceux qui les écoutent, mais pour les persuader de se fier à eux, et, les ayant alors sous la main, ils les perdront. Il ne faut donc pas faire cas d’eux, mais les chasser, même quand ils prédisent des choses futures, car nous n’avons pas besoin d’eux. Quoi d’étonnant qu’ayant des corps plus légers que les hommes, et les voyant se mettre en route, ils les précèdent à la course et les annoncent, comme un cavalier annonce en le précédant celui qui chemine à pied ? Il n’y a pas lieu de les admirer en cela. Ils ne connaissent pas ce qui n’existe pas encore. Il n’y a que Dieu qui connaisse toutes choses avant qu’elles soient (Daniel 13, 42). Eux, ils annoncent ce qu’ils voient, courant devant comme des voleurs. (…) Mais souvent, les voyageurs étant revenus sur leurs pas, il se trouve que les démons se sont trompés.
De même aussi sur les eaux du fleuve (il s’agit du Nil), ils bavardent à tort et à travers. Ayant constaté des pluies abondantes dans les régions de l’Éthiopie, et voyant que c’est la cause de la crue du fleuve, avant que l’eau arrive en Égypte, ils courent devant et le disent. Des hommes le diraient aussi bien, s’ils pouvaient courir comme eux. De même que le veilleur de David (2 Rois 18, 24), monté sur un lieu élevé, voit venir plus facilement un homme que celui qui se tient en bas, de même que le coureur annonce à d’autres, non ce qui n’existe pas, mais les choses déjà en voie et en train de se faire, ainsi eux entreprennent d’annoncer et de signaler aux autres des choses futures, mais c’est à seule fin de les tromper. Si donc la Providence , entre-temps, dispose quelque chose au sujet des eaux et des voyageurs, comme elle en a le pouvoir, les démons ont menti, et ceux qui les ont crus ont été trompés. (…)
Aussi bien, lorsqu’ils disent la vérité, qu’on ne les admire pas tellement. Les médecins aussi, ayant l’expérience des malades, ayant vu la même maladie chez plusieurs, prédisent souvent par conjecture en vertu de l’habitude. Et les pilotes et les agriculteurs, en vertu de l’habitude, considérant l’état de la température, prédisent la tempête ou le beau temps. On ne dira pas pour autant qu’ils prédisent par inspiration divine, mais par expérience et habitude. Lors donc que les démons parlent par conjecture, qu’on ne les admire pas, qu’on n’y fasse pas attention. Quelle utilité y a-t-il d’apprendre d’eux les choses futures quelques jours avant qu’elles aient lieu ? Quel besoin de les savoir, même s’ils peuvent vraiment les connaître ? Ce n’est en rien un instrument de vertu ni de bonnes mœurs, que cette connaissance. Nul d’entre nous n’est jugé pour ne pas savoir ces choses, et nul ne devient bienheureux pour les avoir apprises et les savoir. Mais chacun est jugé sur ces points : a-t-il conservé la foi, et fidèlement gardé les commandements ?
Il ne faut donc pas faire grand cas de ces choses, ni s’exercer et peiner pour cela, mais pour plaire à Dieu par une vie bonne. Il ne faut pas prier pour prévoir l’avenir, ni désirer cela comme récompense de l’ascèse, mais pour que le Seigneur nous aide à vaincre le diable. »
Au-delà de la prédiction du futur, et du rôle d’informateur des démons (mêlant le vrai et le faux pour nous tromper), retenons de ce discours d’Antoine (qui ne manque pas d’humour) ce qui concerne notre désir de savoir, qui vient peut-être d’un désir légitime de connaissance, mais qui peut aussi faire le jeu des démons. Vouloir tout savoir, avoir les dernières informations, pour tout maîtriser, peut-être pour juger, cela peut être nuisible et nous éloigner du salut.
Mais il faut savoir que le pouvoir des démons est limité, surtout depuis la mort et la Résurrection du Christ. Les démons n’agissent que par permission divine. C’est par permission divine que Satan a pu éprouver Job (Job 1, 9-12). Les démons n’ont pas même de pouvoir sur des porcs. Il est écrit dans l’Évangile qu’ils priaient le Seigneur : « Permets que nous passions dans les porcs » (Math. 8, 31). Cette demande, que Jésus leur accorde, va d’ailleurs finalement causer leur perte. S’ils n’ont pas de pouvoir sur les porcs, à bien plus forte raison n’en ont-ils pas contre l’homme fait à l’image de Dieu.
Écoutons encore, en guise de conclusion, ce que dit saint Antoine :
« C’est donc Dieu seul qu’il faut craindre : eux, il faut les mépriser et ne les craindre en rien. Plus ils font de ces choses, plus nous devons pratiquer notre ascèse contre eux. C’est une arme puissante contre eux que la vie droite et la foi en Dieu. »
Saint Paul, dans la suite du passage déjà cité de l’épître aux Ephésiens, décrit également les armes à notre disposition : « C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez pour chaussure à vos pieds le zèle que donne l’Evangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi le casque du salut, et l’épée de l’Esprit, qui est la parole de Dieu. Faites en tout temps par l’Esprit toutes sortes de prières et de supplications. Veillez à cela avec une entière persévérance, et priez pour tous les saints. » (Eph. 6, 13-18)
Notre meilleure arme, c’est la prière. Notre unique défenseur, c’est le Christ, Lui qui seul est vainqueur de tout mal.
Amen.
monseigneur-didier-antioche