Dans son article, Philippe Muray écrit :
« Les meurtres abondent en effet, dans la Bible, et aussi les sacrifices, les expulsions, les châtiments. Ils composent cet univers concret en proie au Mal qui a été la réalité adulte de l'humanité tantqu'elle ne s'est pas mis en tête qu'elle pouvait instaurer le Bien unilatéral sur la terre, mais contre lequel se rebelle l'orthodoxie contemporaine, qui en a fini avec la dialectique du Bien et du Mal, qui ne veut plus rien savoir des séparations cruelles et structurantes ouvrant au monde adulte et qui ne se connaît de vérité que dans le glissement vers un nouvel onirisme puéril, virtuel et téléchargé. »
Votre réflexion sur le mal et votre lecture des œuvres au programme vous font-elles donner raison à Philippe Muray ?
Le point de départ du raisonnement réside dans l’affirmation de Muray selon laquelle la victoire du Bien résiderait dans le dévoiement des Droits de l’Homme. Mais on peut remonter à la source, et chercher la racine du « mal », ou plus exactement du Bien, dans l’idéologie des Lumières elles-mêmes, représentée dans le corpus par l’œuvre de Rousseau.
A) la nécessaire éradication d’une violence originelle
L’idée sur laquelle repose la lutte du Bien contre le Mal dans la perspective décrite par Muray tient à l’affirmation d’une présence originelle du mal en l’homme lui-même, qui l’inclinerait à la violence (pour ce qui est du mal physique) et à la scélératesse (pour ce qui est du mal moral), voire sur la pente d’un mal proprement métaphysique. Nulle part sans doute cela ne se voit mieux que dansMacbeth, dont le personnage de villain se caractérise précisément par ce que révèle le meurtre du roi Duncan, qu’on peut considérer comme une espèce de péché originel, à l’égal de celui de la Genèse. Comme pour Adam, ce que semble montrer la pièce, c’est l’existence, au cœur même d’un personnage jusque là considéré comme « brave », « courageux » et « noble seigneur » (Acte i, scène 2) d’une potentialité mauvaise, qui s’exprime chez lui par la violence, la cruauté et la tyrannie. Celles-ci ne demandaient que l’intervention des sorcières et leur prophétie pour s’actualiser, de même qu’Adam, par l’entremise d’Ève, n’avait besoin que de l’intervention du serpent pour révéler cette soif de liberté que l’être humain porte en lui, le péché de désobéissance qui n’est rien d’autre que la possibilité de choisir par lui-même. De même, ce que révèle la construction même des Âmes fortes, c’est la présence immédiate, originelle du mal chez Thérèse, depuis le début, quand bien même le lecteur ne le découvre que petit à petit et se montre, comme les autres personnages, dupe de cette scélérate machiavélique lorsqu’elle conte sa propre histoire. Thérèse n’apprend pas à être mauvaise, elle ne le devient pas, ou alors sur le mode nietzschéen : elle devient ce qu’elle est, c’est-à-dire la potentielle meurtrière qu’elle est dès le départ, au fur et à mesure du récit. Elle illustre l’idée de la banalité du mal – non pas au sens où l’entend Hannah Arendt, mais dans celui, plus prosaïque d’une potentialité meurtrière et criminelle de chaque être humain – plutôt que l’idée de Rousseau d’une perversion de l’individu par la société.
Dès lors, en-deçà même de la tentative des Lumières, on peut dire que le socle judéo-chrétien sur lequel s’est bâtie la culture européenne invitait à éradiquer le mal que l’homme aurait porté en lui. Mais l’affirmation des Droits de l’Homme à partir du xviiie siècle, loin de remettre cette idée en cause va paradoxalement la renforcer encore.
B) l’hypothèse rousseauiste : la bonté originelle de l’homme
En effet, l’idée de Rousseau est celle d’une bonté originelle de la nature humaine, exposée notamment dans le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité entre les hommes. Dans la première partie de celui-ci, on trouve en effet une dispute avec Hobbes selon lequel l’homme serait naturellement méchant et que Rousseau s’évertue à contredire. En effet, selon lui, l’homme qui vivait dans ce qu’il appelle l’état de Nature, étant guidé par son seul instinct, se trouvait dans un état amoral, c’est-à-dire en-deçà de la morale, en-deçà du bien et du mal : « les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n’avaient ni vices ni vertus… » Autrement dit, pour Rousseau, la morale étant une institution sociale, le bien et le mal ne peuvent commencer qu’avec la société. Et c’est elle qui, selon lui, mettrait fin à la bonté naturelle antérieure à toute réflexion, qui s’exprimerait en particulier dans la pitié, pour la remplacer par tous les vices que la dépravation instaurent et que le spectacle théâtral encourage : « avec toute leur morale les hommes n’eussent été que des monstres, si la Nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison. »
C’est cette argumentation que l’on retrouve en grande partie dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Exposant son deuxième article de foi, le vicaire commence par faire le constat de l’existence du mal dans la société, par opposition à la bonté divine de la Création : « Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, le roi seul est misérable ! Ô sagesse, où sont tes lois ? Ô Providence, est-ce ainsi que tu régis le monde ? Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? Je vois le mal sur la terre. » Mais Rousseau va plus loin et ne s’arrête pas à ce constat « visuel ». Et le vicaire constate le mal au cœur de sa propre personne, et de chaque individu, au prix d’un certain dédoublement de la volonté : « Non, l’homme n’est point un : je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre ; je vois le bien, je l’aime, et je fais le mal… » Variant sur une citation de saint Paul (« je ne fais pas le bien que je veux faire et fais le mal que je ne veux pas faire »), Rousseau insiste sur la dichotomie entre raison et passion(s), l’une rattachée au sujet actif, l’autre au sujet rendu passif, conformément à l’étymologie, l’opposition instituant finalement un triangle entre raison, passion et instinct, ou pour mieux dire, avec les mots du vicaire : raison, passions et conscience (morale). Le drame de l’homme est donc finalement de pouvoir choisir et réside donc dans sa liberté. Son choix dépendant d’un entendement imparfait peut être mauvais et, dès lors, l’entraîner du côté du mal. Cela n’incrimine en rien la bonté de la Création, ni la bonté originelle de l’homme naturel, seulement de l’homme social. Tant et si bien que Rousseau aboutit lui aussi à cette conclusion : l’auteur du mal, c’est l’homme lui-même.
Mais pour Rousseau, reste la conscience, cet instinct qui feraitsentir à l’homme la distinction entre le bien et le mal en-deçà même des institutions morales. D’où l’idée qu’il doive se mettre à l’écoute de cette voix qui parle en lui, et qui peut-être est celle qui torture Macbeth jusqu’à lui rendre le sommeil impossible, tout comme sa femme est conduite au somnambulisme par l’obsession du crime qui a souillé ses mains et son âme. L’homme est né bon et peut restaurer cette bonté originelle en écoutant son cœur plutôt qu’une raison destructrice, s’il vise à restaurer l’harmonie et l’ordre promis par Malcolm à l’extrême fin de la pièce de Shakespeare.
C) le triomphe de la civilisation
C’est donc une civilisation nouvelle qu’il s’agirait de créer, qui fasse la part la plus belle à cette morale originelle, ou pour mieux dire : naturelle. C’est l’héritage des Lumières et du Contrat social : l’idée que, toute corruption bue, l’homme puisse, par le Progrès, accéder à une société débarrassée du mal, que l’on pourrait qualifier d’utopique.
Il y a quelque chose de cela dans l’opposition entre bons et méchants chez Shakespeare : tout d’abord dans la conception politique que semble mettre en avant la pièce lorsqu’elle oppose l’ordre au chaos, le désordre diabolique institué par Macbeth lorsqu’il assassine Duncan à l’harmonie politique garantie par la Grâce que Malcolm rétablit dans sa dernière tirade. D’autre part dans la description du chaos lui-même comme ordre contre-nature : c’est le jugement établi au dernier Acte par le médecin (« Terribles rumeurs sont dans l’air : des actes non naturels/ Créent des troubles non naturels… »), comme c’était également celui du vieillard à l’Acte iiscène 4, qui, répondant à Ross et au constat d’une nature bouleversée par le crime commis (« C’est le jour mais nuit noire éteint la lampe errante »), établit un parallèle entre ce dernier et le cosmos lui-même : « Contre nature,/ Comme l’action qui fut faite ».
Dans Les Âmes fortes, l’idéologie du Progrès se donne sous un autre jour. Mais on peut la reconnaître notamment dans l’image du village de Clostre où s’installent finalement Thérèse et Firmin, le « village nègre » qui fait office de Far West français à l’intérieur du roman. Tel qu’il nous est décrit une première fois dans la première partie du récit, c’est en effet ainsi qu’il apparaît, comme le lieu où l’avenir se construit, du Progrès tel que le xixe siècle l’a imaginé et mis en scène et symbolisé ici par la voie ferrée autour de laquelle s’organise toute l’activité économique : pose des rails, du ballast, des traverses, sous al direction de Rampal, dit Cartouche. Mais précisément, le tableau qui nous est proposé du Progrès par Giono, à travers ce personnage qui l’incarne, montre que d’emblée le vers est dans le fruit, comme les vers sont le bois qui sert les traverses de la voie ferrée. Car le portait qu’en fait l’auteur le présente non seulement comme un « homme d’affaires » mais comme un « combinard […] qui se salissait volontiers les mains », en trois mots : « rusé », malhonnête », « plaisant ». On pourrait même dire : diabolique, parce que visant à tromper son monde, c’est-à-dire l’exact équivalent masculin de la Thérèse qui se révélera à la fin du récit. Dès lors, l’idée même du Progrès se trouve désavouée, ce qu’elle sera mieux encore lorsque ce cadre deviendra celui des crimes sur lesquels s’achève le roman, et le meurtre de Firmin par Thérèse en particulier. Peut-être n’est-ce pas encore la civilisation, mais si cela doit le devenir, on peut se demander si ce sera parce que l’enfer se sera transformé en paradis, ou si l’enfer ne sera pas tout simplement devenu plus infernal encore : « Naturellement, ici, il y a des combines. Il y en a chez l’épicier, le boucher, le tailleur et chez le cireur de bottes, à la cantine qui est l’état-major. Vous ne voudriez pas que ce soit le séjour des anges ? » Tout est dans cet adverbe « naturellement » : on peut comprendre qu’il exprime l’idée que la malhonnêteté va de pair avec la liberté qui précède l’établissement de la civilisation et de la Loi dans ce faux Far West où manque un sheriff. Mais on peut aussi, plus vraisemblablement supposer, compte tenu du pessimisme de Giono, qu’il s’agit ici pour lui de formuler une vision noire de la condition humaine, selon laquelle la civilisation elle-même se fonde sur le mal et en devient le lieu.