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17 mars 2011 4 17 /03 /mars /2011 02:40

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Étapes d'un pèlerinage

par l'Archimandrite Placide (Deseille)

Moine du monastère Simonos Petra du Mont Athos

Moine du monastère Simonos Petra au Mont Athos


L'Archimandrite Placide (Deseille)

l'Archimandrite Placide (Deseille)

L'Archimandrite Placide (Deseille), né en 1926, entre l’abbaye cistercienne de Bellefontaine en 1942 à l'âge de seize ans. À la recherche des sources authentiques du christianisme et du monachisme, il fonde en 1966 avec des amis moines un monastère de rite byzantin à Aubazine en Corrèze. En 1977 les moines décident de devenir orthodoxes. Ils sont reçus dans l’Église orthodoxe le 19 juin 1977 et en février 1978, ils deviennent moines du monastère de Simonos Petra au Mont Athos. Rentré en France peu après, père Placide fonde le monastère Saint-Antoine-le-Grand, à Saint-Laurent-en-Royans (Drôme) dans le Vercors, et en devient l'higoumène. Il a enseigné la patristique à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-SergeFondateur de la collection « Spiritualité orientale » aux éditions de l'abbaye de Bellefontaine, il est l'auteur et le traducteur de plusieurs ouvrages sur la spiritualité et le monachisme orthodoxes, dont les plus importants sont :

  • L'Esprit du monachisme pachômien. Suivi de la traduction française des « Pachomia » par les moines de Solesmes, Abbaye de Bellefontaine (SO 2), 1968.

  • Regards sur la tradition monastique, Abbaye de Bellefontaine (Vie monastique  3), 1974.

  • Les Psaumes : prières de l'Église : le psautier des Septante, traduit et présenté par le R.P. Placide Deseille,  YMCA-Press, 1979 ;  Athens : Tinos, 1999.

  • Les Homélies spirituelles de saint Macaire : le saint Esprit et le chrétien,   trad. père Placide Deseille, Abbaye de Bellefontaine (SO 40), 1984.

  • Jean Climaque (saint) : L'échelle sainte, trad. père Placide Deseille,  Abbaye de Bellefontaine (SO 24) 2e éd. rev. et corr., 1987.

  • Nous avons vu la vraie lumière : la vie monastique, son esprit et ses textes fondamentaux,  Lausanne : l'Âge d'homme (Collection Sophia), 1990.

  • La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, Bayard, 1997 ; Albin Michel, 2003.

  • L'Évangile au désert, Cerf, 1999.

  • La Fournaise de Babylone : guide spirituel,  Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 2001.

  • Certitude de l'invisible, Presses Saint-Serge, 2002.

  • Premiers éléments de catéchèse, Monastère Saint-Antoine-le-Grand,  Congrégation Saint-Simon le Myroblite, [ca 2001] 2 vol.

  • « Corps - âme - esprit » par un Orthodoxe,  Le Mercure Dauphinois (Grenoble), 2004, 78 p.

  • Saint Isaac le Syrien, Discours ascétiques, selon la version grecque, trad. père Placide Deseille,  Monastère Saint-Antoine-le-Grand/Monastère de Solan, 2006. 599 pp.

  • Petit Horologion, trad. père Placide Deseille, Monastère Saint-Antoine-le-Grand/Monastère de Solan. 160 p.

  • Les Divines Liturgies, trad. père Placide Deseille, Monastère Saint-Antoine-le-Grand/Monastère de Solan, 2009. 208 p.

L'archimandrite Placide est l'auteur de nombreux articles et plaquettes, dont bon nombre sont publiés par le monastère Saint-Antoine-le-Grand. Voir une liste ici, sur le site du mo nastère de Solan:

http://www.monasteredesolan.com/site/images/pdf/livret_monasteredesolan2010.pdf


ÉTAPES D’UN PÈLERINAGE

I. Premières étapes (1926-1942).

   Années de formation.

C’est avec une immense reconnaissance que je pense à tous ceux qui ont contribué à mon éducation humaine et spirituelle. Je fus formé, au sein de ma famille, à l’école de la grande tradition liturgique et patristique de l’Eglise. Ma grand-mère et mes deux tantes paternelles, qui exercèrent sur moi une profonde influence, avaient pour livres de chevet leLivre de la Prière antiquede Dom Cabrol, et l’Année liturgiquede Dom Guéranger, qui contient tant d'admirables textes des anciennes liturgies d'Occident et d'Orient.

Ces trois femmes, animées d'une foi robuste et d'une profonde piété, avaient horreur des dévotions sentimentales, et elles surent me donner très tôt le sens et le goût des richesses de la Tradition. Elles aimaient aussi la vie monastique, les œuvres de Dom Marmion[1], et les grandes abbayes de Beuron, de Maredsous et de Solesmes[2]étaient les hauts-lieux de leur christianisme. Au collège, mes éducateurs jésuites – des hommes de prière, d'une grande noblesse de cœur et d'intelligence – éveillèrent en moi l'amour de l'Antiquité classique grecque et latine, du Moyen Age chevaleresque, du XVIIèmesiècle français aussi. Sous leur conduite, au seuil de mon adolescence, je découvris dans la prière, particulièrement dans la prière à la toute sainte Mère de Dieu, une source de paix et de joie toujours jaillissante.

Mon milieu familial était néanmoins étonnamment divers. A la foi profonde de ma famille paternelle s'opposait la vieille tradition socialiste et anticléricale dont se réclamait ma mère, qui ne pouvait supporter la vue d'un calvaire au bord d'un chemin. Deux de mes tantes maternelles s'étaient mariées à des émigrés russes, les frères Constantin et Serge Cherchevsky de Chessin, si bien que l'Orthodoxie fit très tôt partie de mon horizon familial. Une autre de mes tantes avait épousé un descendant de toute une lignée de pasteurs cévenols, Félix Gal-Ladevèze, et j’ai gardé le souvenir de la croix huguenote que portaient mes jeunes cousines. Cet oncle était animé d’un esprit profondément évangélique. Je me souviens d’avoir assisté, quand j’avais 10 ou 11 ans, à des conversations où il insistait fortement sur l’amour des ennemis et le pardon des offenses, qui étaient à ses yeux le critère du véritable esprit chrétien. Certaines anecdotes qui couraient dans la famille montraient qu’il savait mettre en pratique ce qu’il professait.

Je devais avoir une douzaine d'années quand je lus dans une revue déjà ancienne,Le mois littéraireet pittoresque, un article, illustré de photographies évocatrices, sur les monastères des Météores, en Thessalie. Cette lecture me laissa une impression profonde, et je pressentis que ces nids d’aigle spirituels étaient comme les symboles d’une tradition encore plus vénérable, encore plus authentique que celle des grandes abbayes bénédictines contemporaines dont me parlait ma grand-mère. J’aurais aimé être moine au Grand Météore, – mais c’était là, évidemment, un souhait irréalisable, et je n'imaginais même pas qu'on pût un jour m'accepter dans un monastère catholique, tellement le genre de vie que l'on y menait me paraissait sublime et inaccessible pour moi. Ma voie me semblait tracée vers le mariage et une carrière profane.

La guerre de 1939 et l'occupation allemande changèrent brutalement tout le cadre de mon existence. L’occasion me fut donnée de fréquenter l’abbaye de Wisques, dans le Pas-de-Calais. J’y fis la connaissance d’un moine admirable, Dom Pierre Doyère, ancien officier de marine entré dans ce monastère dont il devait ensuite devenir prieur. Je lui suis toujours resté très attaché, ainsi qu’au Père Abbé, Dom Augustin Savaton. Quinze ans plus tard, je devais être amené à collaborer avec Dom Doyère à l’édition, pour la collection « Sources chrétiennes », des œuvres de sainte Gertrude d’Helfta, la grande mystique bénédictine du XIVèmesiècle.

La figure de saint François d’Assise et de ses premiers compagnons, découverte à travers les œuvres de Joergensen[3]et les Fioretti[4], m’enthousiasmait, mais le franciscanisme plus tardif ne m’attirait pas. Je visitai quelques abbayes bénédictines, Solesmes notamment, où je revins souvent dans la suite et qui resta pour moi, à côté de la Trappe, comme une seconde patrie spirituelle. Mais la vie bénédictine, qui me séduisait par son enracinement traditionnel, ne satisfaisait pas en moi un certain besoin d’absolu, un goût pour une sorte de rudesse de l’existence et de primitivisme évangélique, qu’évoquaient si bien à mes yeux les ermitages franciscains d’Ombrie et les monastères des Météores.

II. Vie cistercienne (1942-1966).

L'Abbaye de Bellefontaine.

En juillet 1942, des circonstances providentielles me conduisirent à faire un bref séjour à l’Abbaye cistercienne de Bellefontaine, en Anjou[5]. Dérogeant assez étrangement à son habitude d’éprouver longuement les vocations, le Père Abbé me demanda abruptement au terme de notre premier entretien : « Quand voulez-vous entrer ? » Surpris, mais non désarçonné, je lui répondis : « Le plus tôt sera le mieux ! » Je fus reçu comme postulant au mois de septembre suivant. J’avais alors seize ans. Les Cisterciens trappistes suivaient la règle de saint Benoît, comme les Bénédictins, mais leur vie avait un cachet de simplicité et d’austérité plus marqué. Je me sentais, à la Trappe, plus près des sources vives du monachisme, plus près de l’Evangile tel que les Pères du Désert avaient voulu le traduire dans leur vie.

L’abbé du monastère, Dom Gabriel Sortais, était un homme de grande foi et de prière. N’avait-il pas un jour arrêté un incendie en jetant son chapelet dans les flammes ? Energique et bon, rigoureux dans son ascèse personnelle et sachant se montrer exigeant envers les autres, il s’appliquait, à l’exemple de saint Bernard de Clairvaux, à se montrer « père et mère » pour ses moines. Je ne pense pas qu’il ait beaucoup lu les Pères de l’Eglise. Mais il était très attaché à la tradition monastique, et c’est à travers les observances et la pratique concrète de la Règle qu’il rejoignait l’esprit des anciens Pères.

 A l’école des Pères de l’Eglise et de la tradition monastique.

Le Père Abbé me confia, pour ma formation, au maître des novices, le Père Émile, un jeune moine qui, lui, s’était pénétré de l’enseignement de saint Cassien et qui donnait à ses novices l’intelligence de la Règle de saint Benoît en la leur commentant à partir de ses sources, les Pères du Désert, saint Pacôme et saint Basile. Un peu plus tard, je devais lire les écrits de saint Dorothée de Gaza et de saint Jean Climaque, qui avaient été, à l’époque de sa conversion, les principales sources d’inspiration de l’Abbé de Rancé, le grand réformateur de la Trappe au XVIIèmesiècle. Durant ces années de formation, je fréquentai assidûment les auteurs cisterciens du XIIèmesiècle, qui conjuguaient harmonieusement la tradition spirituelle augustinienne avec un origénisme purifié et décanté par saint Grégoire de Nysse et saint Maxime le Confesseur. Mais j’aimais aussi les enseignements de saint Jean de la Croix, de l’école française du XVIIèmesiècle, où se retrouve quelque chose du grand souffle des Pères de l’Eglise, et d’auteurs jésuites comme le Père Lallemant et le Père Surin, guides pratiques et lucides pour qui veut progresser dans la vie spirituelle.

Cette formation monastique se poursuivit sous la conduite de mon Père spirituel, le Père Alphonse, moine ardent, plein d’humour et parfois un peu « fol en Christ ». C’est aussi au monastère que je fis mes études théologiques. Pendant plusieurs années, j’étudiai d’une manière assez approfondie les œuvres de Thomas d’Aquin. J’ai beaucoup aimé la philosophie thomiste, et je continue à l’apprécier. J’y trouvais un excellent antidote contre les poisons de l’individualisme, du subjectivisme et de l’idéalisme, qui ont imprégné la pensée moderne. Mais la manière dont Thomas d’Aquin use de la raison – bien qu’en dépendance de la foi – pour construire une théologie qui répondît à la définition aristotélicienne de la « science » me gênait ; elle différait profondément de la démarche théologique des Pères.

Je ne pouvais m’empêcher d’admirer la cohérence et l’harmonie de la synthèse théologique thomiste, mais elle évoquait pour moi l’architecture gothique de son époque, géniale, mais où la raison imprègne trop rigoureusement le matériau de ses exigences. La méthode scolastique me paraissait exposée, par sa nature même, à réduire les mystères de Dieu à ce que la raison peut en saisir, en les cernant dans ses définitions ou en les mettant en syllogismes. En revanche, les Pères de l’Eglise avaient une conscience si vive de la transcendance de Dieu qu’ils n’auraient jamais osé lui appliquer nos concepts philosophiques humains, comme ceux d’essence ou de relation, selon leur signification propre rigoureusement sauvegardée au sein même de leur transposition analogique, de manière à édifier une théologie de type scolastique. Pour eux, nos concepts, appliqués à Dieu, tout en exprimant quelque chose de vrai, gardent toujours, en quelque sorte, la souplesse et la distance de la métaphore. C’est pourquoi leurs écrits respirent un sens du sacré et du mystère, et suggèrent une compénétration du divin et de l’humain, qui trouvent leur correspondant plastique dans l’art roman ou byzantin.

Cet attachement aux Pères de l’Eglise m’apporta d’ailleurs quelques mécomptes. Peu avant mon ordination sacerdotale, le Père Abbé me conseilla de lire un bon traité sur le sacerdoce. Je lui répondis que j’aimerais lire quelque ouvrage des Pères sur le sujet. Il me répliqua vivement : « Mais vous n’y pensez pas ! Vous allez être ordonné dans trois semaines : il vous faut lire pour l’instant quelque chose de sérieux sur le sacerdoce. Les Pères, vous aurez toujours le temps de les lire ensuite, comme complément. » Et j’eus droit à un pieux ouvrage du XIXèmesiècle, aussi sentimental dans ses effusions que ratiocinant dans sa théologie. Je rencontrai souvent des réactions analogues. Un de mes cousins, Dom Jean-Baptiste Porion, Procureur général des Chartreux à Rome et remarquable connaisseur de la littérature spirituelle rhéno-flamande du XIVèmesiècle, à qui je parlais des Pères, me répondit: « Oui, sans doute, il y a de belles choses chez les Pères de l’Eglise. Mais ils n’ont pas de théologie, ni de mystique. Il n’y a pas eu de vraie théologie dans l’Eglise avant saint Thomas d’Aquin. Et s’il y a eu en Orient des martyrs et de grands ascètes, il n’y a pas eu de mystiques. La mystique, dans l’Eglise, commence avec saint Bernard, et n’arrive à maturité qu’avec saint Jean de la Croix, au XVIèmesiècle. »

Ces deux réflexions méritaient d’être citées, car elles illustrent bien un état d’esprit auquel je me suis très souvent heurté. On admettait volontiers que les Pères sont très intéressants, qu’ils demeurent des sources précieuses ; mais on ne saurait y trouver une doctrine parvenue à maturité. Leur pensée, me disait-on, était restée à l’état d’ébauche. Entre les Pères et les grands classiques du catholicisme romain, tous postérieurs au XIIèmesiècle, il existe tout l’écart qui sépare l’enfance et l’adolescence de l’âge mûr. Le Père Urs von Balthasar, pourtant bon connaisseur de la patristique, estimait que « les écrits des Pères sont le journal intime de l’Eglise quand elle avait dix-sept ans » !

Il m’était impossible d’entrer dans cette manière de voir. Assurément, j’admirais Thomas d’Aquin, et j’espérais qu’en ne l’interprétant pas à travers ses commentateurs plus tardifs, mais en l’éclairant par ses sources patristiques, il serait possible de réduire l’écart qui le séparait de l’enseignement des Pères. Mais j’avais la conviction intime que ceux-ci étaient les témoins privilégiés de la tradition de l’Eglise, qu’on y trouvait en sa plénitude. Chez eux, tous les aspects de la doctrine et de la vie chrétienne étaient toujours éclairés à partir des mystères centraux de la Trinité sainte et de la déification de l’homme par l’incarnation rédemptrice du Christ. Chez eux, la connaissance procédait toujours de la plénitude de la vie et de l’expérience spirituelle ; selon une formule qui doit être de Khomiakov ou de Kireievsky et que je cite de mémoire, « ils n’enseignent pas à partir de déductions ou de conjectures : ils nous parlent d’un pays où ils sont allés ».

Ce qui m’intéressait chez les Pères, ce n’était d’ailleurs pas les éléments plus individuels ou plus originaux de leur pensée : c’était au contraire les convergences, tout ce qui témoignait de la tradition de l’Eglise, reçue et personnellement assumée par chacun d’eux. Le critère de saint Vincent de Lérins m’enchantait : « Il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous[6]. » C’est à l’ensemble de l’Eglise, unanime dans l’amour à travers le temps et l’espace, que l’Esprit-Saint manifeste la plénitude de la vérité. La liturgie, elle aussi, me comblait, parce qu’elle n’était pas la prière d’un individu ou d’un groupe particulier ; elle ne portait la marque ni d’un lieu ni d’une époque déterminés : née à l’âge des Pères, elle s’était développée en subissant le filtrage des générations de croyants et de priants, et ce qui avait été retenu était authentiquement d’Eglise.

Furetant dans la bibliothèque du monastère, dont j’avais reçu la charge, je tombai un jour sur la vie d’un moine bulgare, écrite par un religieux assomptionniste ; j’y découvris cette citation de saint Syméon le Nouveau Théologien : « Ne cesse pas de te repentir et de t’accuser, sans jamais juger ni condamner les autres ; aie aussi un sentiment de miséricorde envers toutes les créatures de Dieu, car nous sommes tous nés dans la faiblesse. » Ces paroles se gravèrent profondément en moi et me furent toujours une lumière dans les difficultés que je rencontrai dans la suite.

J’étais pleinement heureux au monastère. Je me sentais intimement accordé à la vie liturgique et à tout le cadre des observances. Bellefontaine était d’ailleurs un monastère où une grande fidélité à la règle s’alliait à un esprit de liberté et de relative souplesse. Le Père Abbé n’avait rien d’un esprit tatillon. La seule chose qui me gênait était un certain hiatus qui existait entre la règle, les observances et la liturgie d’une part, et la théologie et la spiritualité d’autre part. Les premières étaient restées en substance ce quelles avaient été durant les onze premiers siècles de l’Eglise ; les secondes, au contraire, étaient, chez beaucoup de moines, très marquées par le catholicisme tel qu’il était devenu à partir de la fin du Moyen Age. Je me souviens d’avoir dit un jour, et ce n’était pas une simple boutade : « Notre règle et notre liturgie sont patristiques ; notre théologie est dominicaine ; notre spiritualité est carmélitaine ou jésuite ! » Le problème était assez semblable à celui que je rencontrai plus tard dans les Eglises uniates, où l’on était en présence d’une tradition vénérable, mais arrachée à son climat originel, et que beaucoup ne pratiquaient que par obéissance, sans en avoir le « sens » profond. Il me semblait nécessaire de reconstruire l’unité de notre vie en revenant à l’enseignement et à l’esprit des Pères, que ce soit des Pères des premiers siècles ou de ceux de l’ordre de Cîteaux au XIIèmesiècle, restés tellement homogènes à leurs devanciers. Et je pressentais que l’Eglise orthodoxe avait mieux préservé cette grande tradition des premiers siècles chrétiens.

Séjour en Algérie.

Le service militaire me valut de passer un an en Algérie, en 1947-1948, quelques années avant la guerre si désolante qui devait ensanglanter ce pays. En garnison à Mascara, mes chefs m’avaient confié la garde de la maison d’un officier rentré en France pour un congé de longue durée. Chaque soir, je m’y rendais, mon service de la journée terminé. Mais cela me permettait de rejoindre, presque quotidiennement, un groupe de jeunes musulmans qui se réunissaient autour du mokaddem de la confrérie soufie fondée à Mostaganem par le cheikh El Alawi. Nous nous réunissions dans la petite épicerie qu’il tenait dans la partie arabe de la ville. Nous avons ainsi fait ensemble la lecture commentée d’une bonne partie duTraité sur l’amour de Dieude saint François de Sales. Ces jeunes – garçons de café, vendeurs dans les souks, mécaniciens dans des garages – étaient profondément pieux et s’intéressaient passionnément à tout ce qui concerne la prière.

Le dimanche, lorsque je n’étais pas retenu par une réunion avec les scouts de la paroisse, dont j’avais la charge, j’allais pique-niquer dans la montagne avec des amis arabes. Au moment voulu, ils s’acquittaient des prières prescrites à tout bon musulman ; à quelques mètres de là, je disais pour ma part l’une des petites Heures de l’office divin cistercien, comme on le faisait au monastère lorsqu’on récitait l’office sur le lieu du travail, m’inclinant aux « Gloire au Père », tandis que mes amis s’inclinaient et se prosternaient comme il leur était prescrit par leur tradition. Des émeutes avaient eu lieu peu auparavant à Sétif, et plusieurs fois je fus convoqué par l’officier chargé de la Sécurité militaire, qui me mettait en garde contre les dangers que présentait ma fréquentation, seul, du milieu arabe. Jamais cependant je ne me sentis en danger, sauf une fois, au cours d’une promenade avec l’un de mes camarades dans la montagne, où un homme nous menaça de son poignard, qu’il aiguisait ostensiblement.

Certains dimanches, après la messe à la paroisse catholique, je rencontrais dans un café juif le jeune rabbin de la ville, homme d’une piété profonde, et quelques membres de sa communauté. Nous avions – autour d’une anisette ! – de longs entretiens sur la Bible, les psaumes et les prophètes. Chez ces hommes, souvent hostiles à l’idée du rétablissement d’un Etat d’Israël, qui leur semblait contraire à la vocation universaliste du peuple juif, le souci d’un contact fervent avec Dieu l’emportait sur tout désir de controverse, et, comme mes amis musulmans, ils respectaient pleinement mon identité chrétienne clairement affirmée.

J’aimais profondément l’Algérie, dans sa riche diversité d’alors. Seul mon attachement à mon monastère de Bellefontaine m’empêcha d’y rester et de m’agréger à la communauté cistercienne de Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, où j’allais volontiers faire des séjours lorsque j’obtenais une permission. Mais j’avais entraîné un de mes camarades, Jean Courbon, séminariste de Lyon, dans mes contacts avec le milieu musulman. Cela révéla chez lui une vocation pour l’Algérie ; plus tard, après l’indépendance, ayant été ordonné prêtre à Lyon, il revint dans ce pays, pour y assurer une présence chrétienne, discrète et fraternelle, en milieu musulman. Il prit la nationalité algérienne et s’établit à Midelt. Très aimé de la population, il devint directeur du collège, puis maire de la ville. Chaque jour, il priait et disait la messe chez lui, tôt le matin, avant de vaquer à ses occupations. Parvenu à l’âge de la retraite, il est décédé à Midelt, sans avoir jamais été inquiété par les islamistes.

Lorsque j’annonçai aux gens de la ville arabe mon prochain retour en France, ils me pressèrent de rester parmi eux en me disant : « Restez, restez, vous n’aurez rien à faire d’autre que de prier pour nous, vous serez notre marabout, nous vous donnerons une maison et tout ce dont vous aurez besoin. » Certains ajoutaient : « Vous deviendrez sûrement musulman un jour, car Dieu ne peut pas permettre qu’un homme comme vous aille en enfer » !

Première rencontre de l’Eglise orthodoxe : l’Institut Saint-Serge.

Rentré au monastère, je repris mes études théologiques, et, en 1952, je fus ordonné prêtre. Dans la suite, je fus nommé professeur de théologie dogmatique, et, un peu plus tard, je fus chargé en même temps de la formation spirituelle des jeunes moines du monastère qui faisaient des études en vue du sacerdoce. Soucieux de donner un enseignement théologique selon l’esprit des Pères, je profitai de quelques voyages à Paris, nécessités par les affaires du monastère, pour rencontrer le Père Cyprien Kern, professeur de patristique à l’Institut Saint-Serge, et Vladimir Lossky, dont laThéologie mystique de l’Eglise d’Orientm’avait enthousiasmé (malgré les très expresses réserves de l’excellent Père jésuite qui avait eu l’imprudence de me prêter ce livre explosif !). Lossky devait, hélas, mourir très peu de temps après notre rencontre.

Le Père Cyprien m’initia à la doctrine de saint Grégoire de Nysse, de saint Maxime le Confesseur, de saint Grégoire Palamas. Il me montra, au cours de longs entretiens, et avec une bienveillance sans limites, comment la christologie du Concile de Chalcédoine et la doctrine palamite des énergies divines sont la clé de la compréhension orthodoxe de l’Eglise, de l’homme et de l’univers. Cependant, très discret et respectueux de la conscience d’autrui, le Père Cyprien ne me suggéra jamais d’entrer dans l’Eglise orthodoxe. A l’époque, d’ailleurs, l’idée ne m’en effleura même pas. Mon appartenance à l’Eglise catholique me semblait aller de soi et ne pouvait être remise en cause. Je n’étais pas russe. Mon souci était de trouver dans la tradition orthodoxe une aide pour mieux pénétrer le sens de ma propre tradition.

J’aimais beaucoup la liturgie latine. La connaissance de la liturgie orthodoxe, que je venais de découvrir avec émerveillement à Saint-Serge, me faisait prendre une vive conscience des richesses analogues, quoique plus cachées, que recelait la liturgie latine traditionnelle, et m’incitait à en vivre avec plus d’intensité. La liturgie de la Trappe était d’ailleurs, sauf quelques additions tardives facilement décelables et qui n’avaient pas déteint sur l’ensemble, identique à la liturgie que l’Occident pratiquait à l’époque où il n’avait pas rompu la communion avec l’Orient. A la différence de la liturgie byzantine, elle se composait presque exclusivement de textes bibliques, ce qui pouvait au premier abord donner une impression de sécheresse. Mais ces textes étaient admirablement choisis, le déroulement de l’année liturgique était parfaitement harmonieux, et les rites, malgré leur sobriété, étaient chargés d’une grande richesse de sens. Si on se donnait la peine, en dehors des offices, au cours de ces heures delectio divinasi caractéristiques de l’ancienne spiritualité monastique d’Occident, d’acquérir une connaissance « par le cœur » de la Bible et des interprétations que les Pères en avaient données, la célébration de l’Office divin acquérait, avec la grâce de Dieu, une saveur et une plénitude admirables.

Publications et activités diverses.

En 1958, je fus envoyé à Rome pour y faire des études supérieures de théologie. Ce fut pour moi l’occasion de réunir, en fréquentant les bibliothèques, une abondante documentation sur les sujets qui me tenaient à cœur, et de m’imprégner de l’atmosphère de la vieille Rome des catacombes et des basiliques. La fréquentation d’Ostie antique, des étages inférieurs des basiliques de Saint-Clément, des Saints-Jean-et-Paul ou de Sainte-Cécile, la vue quotidienne du Colisée et du Circus Maximus, étaient pour moi un bain vivifiant dans ce christianisme antique où s’enfoncent nos racines.

Vers la fin de ce séjour romain, l’Abbé général de l’Ordre cistercien – l’ancien abbé de Bellefontaine, Dom Gabriel Sortais, qui avait entre-temps été promu à cette charge – me demanda de créer une collection où seraient publiés et traduits en français les textes des auteurs Cisterciens du XIIèmesiècle. J’acceptai d’enthousiasme ; il me semblait préférable toutefois de ne pas isoler ces textes du reste de la tradition monastique et patristique. Il ne fallait pas donner l’impression qu’il existait une « spiritualité cistercienne », au sens moderne du mot, comme il existe une spiritualité ignacienne ou carmélitaine. C’était la grâce du monachisme que de faire éclater de telles spécialisations : il a existé tout au long de l’histoire monastique diverses lignées de Pères spirituels et de disciples, on y rencontre des dosages différents des divers éléments constitutifs du monachisme, selon les temps et les lieux, mais la vie monastique est une en son fond. Cela tient précisément à son caractère patristique. Les diverses spiritualités sont nées plus tard, et seulement en Occident.

J’obtins facilement l’accord du Père Général pour que le projet initial fût ainsi élargi. Je rencontrai alors les directeurs de la collection « Sources chrétiennes[7] », les Pères Henri de Lubac, Jean Daniélou et Claude Mondésert, pour leur proposer d’intégrer dans cette collection une série de textes d’auteurs monastiques occidentaux couvrant toute la période qui s’étend du Vèmeau XIIIèmesiècles. Ils perçurent immédiatement l’intérêt du projet, et me confièrent le soin de le mener à bonne fin. Je rédigeai le texte suivant, qui devait constituer la charte de la nouvelle série: « Pendant les siècles du Moyen Age antérieurs à l’apogée de la scolastique, l’Occident a vu fleurir une culture religieuse originale, qui s’est développée surtout dans les milieux monastiques. L’apport d’une sensibilité déjà presque moderne s’y alliait à une remarquable fidélité au double héritage des lettres antiques et de la patristique grecque et latine. Les textes dans lesquels cette culture s’est exprimée témoignent ainsi de la continuité de la tradition théologique et spirituelle, et demeurent d’un intérêt très actuel. Dans le cadre de la collection Sources chrétiennes, la série desTextes Monastiquesd’Occidentpubliera les plus représentatifs de ces écrits. »

Les deux premiers volumes, Aelred de Rievaulx,Quand Jésus eut douze ans, et Guillaume de Saint-Thierry,La contemplation de Dieu, parurent en 1958 et 1959. Les publications se poursuivirent régulièrement. En 1970 et 1973, j’y publiais (avec la collaboration de la Sœur Françoise Callerot, moniale de l’Abbaye N.-D. des Gardes) les deux tomes desSermons de Guerric d’Igny (N° 166 et 202 de la collection). Dès le début, j’avais envisagé l’édition d’une traduction des œuvres complètes de Bernard de Clairvaux ; mais il fallait attendre qu’ait été publiée l’édition critique du texte latin, préparée par Dom Jean Leclercq, si bien que le premier tome de la traduction française ne put paraître qu’en 1992. Il y avait alors longtemps que, trop absorbé par la fondation d’Aubazine et les événements qui s’ensuivirent, j’avais laissé la direction de la série au Père Bernard de Vrégille.

A mon retour en France, ce travail d’édition vint donc s’ajouter à l’enseignement de la théologie. On me demanda aussi de prêcher des retraites spirituelles dans plusieurs monastères et de donner des articles à diverses revues et dictionnaires encyclopédiques. On me confia la rédaction d’un projet de « directoire spirituel », sorte de manuel de spiritualité à l’usage de l’Ordre cistercien. Le résultat de mon travail fut jugé par certains abbés de monastères trop influencé par la doctrine des Pères du Désert et la tradition patristique grecque pour représenter vraiment ce qu’ils entendaient par « spiritualité cistercienne ». Le projet d’un manuel officiel fut d’ailleurs finalement abandonné, des tendances trop divergentes commençant alors à se faire jour dans l’Ordre. Le texte que j’avais proposé fut cependant publié par l’Abbaye de Bellefontaine sous le titre dePrincipes de spiritualitémonastique ; d’abord simplement polycopié (1962), il devint plus tard, revu et complété,L’Échelle de Jacob(1974), puisNous avons vu la vraie lumière(1990).

Afin de favoriser le retour aux sources du monachisme et de la vie spirituelle, je souhaitais qu’une collection de textes monastiques anciens et orientaux pût être entreprise, parallèlement à la série monastique occidentale des « Sources chrétiennes », mais avec de moindres exigences techniques, pour en hâter la publication et en faciliter la diffusion. Ce projet n’aboutit qu’en 1966, J’allais alors quitter Bellefontaine pour Aubazine, mais je devais cependant conserver la direction de la collection pendant dix ans, jusqu’à mon départ pour le Mont Athos en 1976. Le premier volume de cette collection de « Spiritualité orientale » était consacré aux apophtegmes des Pères du Désert. Il s’agissait d’une traduction encore provisoire de cet ouvrage, réalisée par le Père Jean-Claude Guy. Je m’étais lié d’amitié avec ce jeune Jésuite, excellent connaisseur de la littérature monastique des IVème et Vèmesiècles. Il m’avait expliqué que les jésuites s’étaient souvent inspirés de ces anciennes sources monastiques, car le fondateur de la Compagnie de Jésus, saint Ignace de Loyola, avait voulu créer un Ordre dont les membres aient une vie spirituelle profonde, mais qui soient totalement disponibles pour leurs tâches apostoliques. Ils devaient donc renoncer au cadre traditionnel de la vie monastique en Occident, qui impliquait une vie à l’écart du monde, strictement communautaire, et où une grande partie de la journée était consacrée aux offices liturgiques. En revanche, Ignace insistait fortement sur la garde des pensées, l’attention portée aux mouvements intérieurs de l’âme et au discernement des esprits. Or sur tous ses points, les Pères du Désert étaient des maîtres insurpassables. Le Père Guy mourut quelques années plus tard, jeune encore, sans avoir pu achever l’édition définitive de sa traduction des apophtegmes, qui put paraître cependant plus tard, dans la collection « Sources chrétiennes », grâce au dévouement de plusieurs de ses confrères.

Voyage en Egypte.

En 1960, à l’invitation de Mgr Elias Zoghby, alors vicaire patriarcal grec-catholique en Egypte, je fis un voyage dans ce pays, afin de prendre contact avec le monachisme copte. C’est dans le monastère de Deir Suriani, au Wadi Natroun – l’ancien désert de Scété – que je résidai durant ce séjour, et je ne fis que visiter les autres monastères.

Je considérais comme une grâce inestimable ce pèlerinage en des lieux qui furent, au IVèmesiècle, le centre le plus rayonnant de la vie monastique, au point que l’Abbé Arsène pouvait dire que Scété était aux moines ce que Rome était au monde. Le monachisme scétiote a toujours exercé sur moi un grand attrait, et, parmi toute la littérature monastique ancienne, c’est sans doute avec lesApophtegmesdes Pères du Désert que je me suis toujours senti le plus intimement accordé.

Le désert de Scété est une immense plaine de sable[8], faiblement vallonnée, parsemée de rares touffes d’herbe dure, qui s’étend au sud de la route reliant le Caire à Alexandrie. Les quatre monastères actuels, Saint-Macaire, Deir Baramous, Amba Bishoï et Deir Suriani (dédoublement du précédent), occupent l’emplacement de trois des plus anciens centres monastiques de ce désert. Ils présentent l’aspect de longues forteresses rectangulaires cernées de hautes murailles, d’où émergent les coupoles des églises et la massive silhouette de donjons, refuges contre les pillards du désert qui, à diverses reprises, massacrèrent les moines. Etablis sur des points d’eau, ils apparaissent, à l’intérieur de leur enceinte, comme des oasis paradisiaques, qui contrastent avec l’immensité désolée qui les entoure de toutes parts. A l’époque où je m’y rendis, le monachisme copte connaissait un essor remarquable, qui ne s’est pas ralenti depuis.

A l’origine de ce renouveau se trouvait un moine nommé Abdel Messieh, qui vivait dans une grotte depuis 1935. Le Pape d’Alexandrie qui était en fonction en 1960, Cyrille VI, ancien anachorète lui-même, avait subi profondément son influence, et favorisait cet essor monastique. A Deir Suriani, quelques anciens continuaient à mener une vie idiorythmique dans le monastère ; mais tous les jeunes moines, dont la plupart venaient du milieu universitaire, avaient une vie strictement cénobitique, à l’exception de l’un ou l’autre qui vivait à distance dans le désert, ne revenant qu’à intervalles réguliers au monastère. La journée commençait par un canon de prière en cellule d’une heure, suivi du long office matinal à l’église et de la Liturgie. Dans la journée, les moines se partageaient les diverses tâches du monastère : jardinage, imprimerie, traduction en arabe de textes des Pères. La pratique de la prière de Jésus leur était familière.

Durant tout mon séjour à Deir Suriani, un moine encore jeune qui vivait dans une cellule au désert, le Père Antoine, voulut rester au monastère pour s’occuper de moi et veiller à ce que je ne manque de rien, ce qu’il fit avec une exquise charité. J’appris plus tard qu’il était devenu Patriarche d’Alexandrie sous le nom de Schénouda. A Hélwan, je visitai le Père Matta-el-Meskine, qui y menait alors une vie semi-anachorétique avec quelques disciples. Une longue amitié devait naître de cette rencontre, qui ne se renouvela que trente ans plus tard, lors d’un séjour en Egypte et au Sinaï.

Le renouveau biblique, liturgique et patristique dans l’Eglise romaine.

Durant la période qui s’étendit de la guerre au IIèmeConcile du Vatican, un vigoureux renouveau biblique, liturgique et patristique se dessinait dans l’Eglise romaine, sous l’impulsion d’hommes comme le Père de Lubac, le Père Daniélou, Dom Casel, de revues commeDieu Vivant[9]etLaMaison-Dieu[10], de collections comme « Sources chrétiennes ».

J’attendais beaucoup de ces efforts. Deux choses cependant m’inquiétaient. D’une part, il était évident que l’audience de ce mouvement restait assez restreinte ; il n’atteignait guère la masse du clergé diocésain français. D’un autre côté, une partie très considérable des forces vives de l’Eglise romaine était engagée dans les mouvements d’Action catholique[11]et dans des recherches pastorales du genre de l’expérience des prêtres ouvriers[12]. J’éprouvais une sympathie réelle pour ce foisonnement d’initiatives et pour l’indéniable ferveur apostolique qui s’y exprimait. Mais en même temps, je sentais que, malgré des convergences partielles, on était là dans un climat très différent de celui du renouveau biblique et patristique. L’Action catholique impliquait, dans sapraxis, une ecclésiologie qui n’était plus, certes, celle de la Contre-Réforme[13], mais qui ne rejoignait pas pour autant celle de l’Eglise ancienne. On percevait aussi dans ce Mouvement une dérive vers des types de célébrations assez étrangers à l’esprit des liturgies traditionnelles. J’entrevoyais dans tout cela un nouvel avatar du Catholicisme moderne, plutôt qu’un vivant retour aux sources, qui aurait exigé un renouvellement radical de la problématique.

Je n’avais pas réalisé suffisamment que ce second courant traduisait, beaucoup plus que le premier, la logique même de ce Catholicisme moderne, et qu’il était donc vraisemblable qu’il finirait par neutraliser et supplanter les autres tendances. J’espérais que les ossements desséchés allaient revivre, que tout ce que l’Eglise romaine conservait d’éléments traditionnels dans ses institutions et sa liturgie allait redevenir une nourriture tonique et assimilable pour l’homme moderne. J’espérais, en quelque sorte, que le Catholicisme de la Contre-Réforme, dans tout ce qu’il avait d’étranger à la grande tradition de l’Eglise, allait laisser la place à une résurrection de   l’ « Orthodoxie occidentale » des premiers siècles, grâce à la conjonction de l’héritage ancien retrouvé et des forces vives du présent.

Le Concile Vatican II.

C’est dans ces dispositions que j’accueillis, avec beaucoup de joie, l’annonce du Concile Vatican II. Mais, peu à peu, je sentis toute l’ambiguïté des courants d’idées qui se développaient à la faveur des débats conciliaires, et dont les répercussions se faisaient sentir jusque dans notre monastère.

L’Abbé Général des Cisterciens, Dom Gabriel Sortais, qui était peut-être plus sensible encore aux atteintes portées à l’autorité dans l’Eglise qu’aux entorses faites à la Tradition, à son retour de la première session du Concile, dit aux moines de Bellefontaine, parmi lesquels je me trouvais : « La manière dont les travaux du Concile sont menés m’inquiète beaucoup. Si les choses continuent à aller dans ce sens, l’Eglise connaîtra après le Concile l’une des crises les plus graves de son histoire. »

L’espoir d’une revivification des structures et des institutions de l’Eglise romaine par un retour à l’esprit et à la doctrine des Pères s’estompait. Avec le Concile, c’était un processus inverse qui, sur bien des points, se dessinait. Le Concile lui-même, d’ailleurs, n’en était que très indirectement responsable. Il agissait plutôt à la manière d’un révélateur. Jusque-là, une assez grande part des institutions anciennes, et surtout la liturgie traditionnelle de l’Occident, avaient pu subsister malgré diverses altérations, parce que le catholicisme, régi par un pouvoir central fort et universellement respecté, les avait maintenues par voie d’autorité. Mais, dans une très large mesure, les fidèles, et plus encore les clercs, en avaient perdu le sens profond. Avec le Concile, la pression de l’autorité s’affaiblit ; il était logique que ce dont le sens était perdu finisse par s’effondrer, et que l’on soit amené à reconstruire sur de nouvelles bases, conformes à ce qu’était devenu depuis plusieurs siècles, ou devenait maintenant, l’esprit du Catholicisme romain.

III. Le monastère d’Aubazine (1966-1977).

Origines de la fondation.

Durant les années 1962-1965, les tendances que je viens d’évoquer commençaient à s’affirmer. Il devenait manifeste que je ne pouvais continuer à penser, à enseigner les jeunes moines et à vivre moi-même selon les principes qui me paraissaient vrais et féconds pour l’avenir, sans créer des tensions et des conflits stériles au sein même du monastère. J’avais la conviction qu’il n’y avait pas lieu de bouleverser la liturgie et les observances monastiques, mais qu’il s’agissait de retrouver le sens des choses et de revivifier ainsi ce qui s’était plus ou moins sclérosé au cours des siècles. Je gardais en même temps la certitude que la plénitude de la vérité et de la vie était du côté des Pères, de l’Eglise ancienne, de cette Orthodoxie que j’aimais, sans pressentir encore qu’elle pût être purement et simplement l’Eglise du Christ dans toute sa plénitude.

Je me demandai alors si la présence au sein de l’Eglise catholique de chrétiens pratiquant les rites orientaux et vivant de la même tradition que les Orthodoxes, ne pourrait pas être le ferment qui provoquerait un jour le retour de tout le corps à l’esprit du christianisme des premiers siècles. L’uniatisme avait été conçu par Rome comme un moyen d’amener les Orthodoxes à la foi et à l’unité romaines, sans les obliger à renoncer à leurs usages. Le développement de l’œcuménisme dans le monde catholique tendait à rendre cette perspective caduque. Mais ne pouvait-on pas espérer que la présence et le témoignage des catholiques de rite oriental contribuerait à ramener l’ensemble de l’Eglise romaine à la plénitude de la Tradition ? Les interventions lucides et courageuses de certains hiérarques melkites au Concile donnaient quelque consistance à cette espérance.

Dès lors, l’adoption du rite byzantin ne pourrait-elle pas devenir, pour des catholiques d’origine occidentale, un moyen de vivre de la plénitude de la Tradition, dans la situation présente de l’Eglise romaine, en se gardant ainsi à l’écart du conflit stérile qui opposait les tenants d’une tradition déjà altérée – celle de la fin du Moyen Age et de la Contre-Réforme – aux partisans des transformations post-conciliaires ?

Ce qui m’incitait à me tourner vers la tradition byzantine, ce n’étaient donc pas ses attaches orientales. Je ne me suis jamais senti « oriental », ni attiré à le devenir. Mais la pratique de la liturgie byzantine me semblait être le moyen le mieux adapté, en l’état actuel des choses, pour entrer dans la plénitude de la tradition patristique d’une façon qui ne soit pas scolaire et intellectuelle, mais vitale et concrète. La liturgie byzantine m’est toujours apparue beaucoup moins comme une liturgie orientale, que comme la seule tradition liturgique existante dont on puisse dire : « Elle n’a rien fait d’autre que d’incorporer intimement dans la vie liturgique la grande théologie élaborée par les Pères et les conciles jusqu’au IXèmesiècle. En elle se chante l’action de grâces de l’Eglise triomphant des hérésies, la grande doxologie de la théologie trinitaire et christologique de saint Athanase, des Cappadociens, de saint Jean Chrysostome, de saint Cyrille d’Alexandrie, de saint Maxime. En elle transparaît la spiritualité des grands courants monastiques depuis les Pères du Désert, Evagre, Cassien, les moines du Sinaï, jusqu’à ceux du Studion, et, plus tard, de l’Athos... En elle, enfin, le monde entier, transfiguré par la présence de la gloire divine, se dévoile dans une dimension proprement eschatologique[14]. »



NOTES

[1] Dom Colomba Marmion (1858-1923), abbé de Maredsous, actuellement en voie de canonisation, publia de solides ouvrages de spiritualité, fondés sur la doctrine de saint Paul et sur la Règle de saint Benoît.
[2] Beuron, Maredsous et Solesmes sont des monastères bénédictins situés le premier en Allemagne, le second en Belgique, le troisième en France. Ils contribuèrent beaucoup, au XIX ème siècle et dans la première moitié du XX ème ,  au renouveau liturgique et patristique dans l’Eglise catholique. 
[3] Auteur danois qui avait écrit une excellente Vie de François d’Assise et d’autres ouvrages sur les origines franciscaines.
[4] Les Fioretti (« Petites fleurs de saint François ») sont un recueil composé dans les ermitages d’Ombrie qui raconte avec une grande fraîcheur la vie de François d’Assise et de ses premiers compagnons.
[5] L’Ordre cistercien est un ordre monastique catholique fondé en Bourgogne, à la fin du XIème siècle, par un petit groupe de moines bénédictins qui désiraient mener une vie plus pauvre, plus solitaire et plus conforme à la tradition ancienne que celle des grands monastères de leur temps. L’Ordre connut une grande expansion au cours du XIIème siècle grâce à saint Bernard de Clairvaux, qui exerça une immense influence sur son époque. Dans la suite, l’Ordre connut une certaine décadence, et fut réformé au XVIIème siècle sous l’influence d’Armand-Jean de Rancé, abbé du monastère de la Trappe en Normandie. Cette réforme donna naissance à l’Ordre des Cisterciens de la stricte observance ou Trappistes, auquel appartient l’Abbaye de Bellefontaine.
[6] S. VINCENT DE LERINS, Commonitorium, 2, 3 ; cf. 27, 38 ; éd. A. Jülicher, Tübingen 1925,  pp. 3 et 43.
[7] Fondée en 1942,  la collection « Sources chrétiennes » se proposait pour but de « permettre le retour aux sources de la pensée chrétienne » en publiant les écrits des Pères, et de « jeter un pont entre l’Orient et l’Occident en diffusant des textes qui constituèrent pendant dix siècles leur patrimoine intellectuel commun. »  Sur les origines de la série « Textes Monastiques d’Occident »,  voir E. FOUILLOUX, La collection « Sources chrétiennes ». Editer les Pères de l’Eglise au XXème siècle, Paris, 1995,  pp.211-213.
[8] Aujourd’hui partiellement mise en culture autour des monastères grâce à des forages profonds.
[9] Revue de culture religieuse qui parut à Paris de 1945 à 1953, avec la collaboration du Père Jean Daniélou. Des auteurs comme Vladimir Lossky et Myrrha Lot-Borodine y représentaient la voix de l’Orthodoxie.
[10] Revue du Centre de Pastorale Liturgique qui fut, entre la deuxième guerre mondiale et le deuxième Concile du Vatican le principal organe du renouveau liturgique en France. 
[11] On désigne sous le nom d’Action catholique un certain nombre d’organisations groupant des laïcs catholiques qui exercent un apostolat dans leur milieu de vie, sous la responsabilité de la hiérarchie. Ces divers mouvements, apparus à partir de 1926 (création de la « Jeunesse Ouvrière Chrétienne » ou J.O.C.) se développèrent considérablement au lendemain de la deuxième guerre mondiale ; ils ont beaucoup contribué à l’ « ouverture au monde » de l’Eglise catholique et au développement du rôle des laïcs dans cette Eglise.
[12] Prêtres catholiques qui renonçaient aux formes traditionnelles du ministère sacerdotal pour se faire ouvriers avec les ouvriers et, éventuellement, assumer des responsabilités syndicales. Les Autorités romaines interdirent cette expérience, en raison de certaines déviations et compromissions avec le Parti Communiste, vers la fin des années cinquante, ce qui provoqua une crise assez grave dans l’Eglise de France. 
[13] La Contre-Réforme a été un vaste mouvement de réforme interne de l’Eglise catholique, à la suite du Concile de Trente (1545-1563), entrepris pour remédier aux déficiences et aux abus qui avaient favorisé la naissance et le développement de la Réforme protestante. Ce mouvement a donné à l’Eglise romaine la physionomie qu’elle a gardée de la fin du XVIème siècle au milieu du XXème .
[14]  M.-J. LE GUILLOU, L’esprit de l’Orthodoxie grecque et russe, Paris 1961, pp. 47-48.

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