Nous reproduisons ici l’instruction de la Congrégation pour l’Éducation catholique à propos de L’étude des Pères de l’Église dans la formation sacerdotale parue le 10 novembre 1989.
Introduction
1. En considération des nécessités particulières actuelles des études théologiques dans les Instituts de formation sacerdotale, cette Congrégation, après s’être intéressée autrefois à l’étude des Pères de l’Église dans son ensemble [1], désire maintenant consacrer la présente Instruction à quelques problèmes relatifs au sujet.
L’invitation à cultiver plus intensément la patristique dans les Séminaires et dans les Facultés théologiques pourrait peut-être en surprendre quelques-uns. Pourquoi en effet — pourrait-on se demander — professeurs et élèves sont-ils invités à se tourner vers le passé quand, aujourd’hui, dans l’Église et dans la société, il y a de si nombreux et de si graves problèmes qui exigent d’être résolus de façon urgente ? On peut trouver une réponse convaincante à cette question en jetant un regard global sur l’histoire de la théologie, en considérant attentivement quelques caractéristiques du climat culturel d’aujourd’hui, et en prêtant attention aux nécessités profondes et aux nouvelles orientations de la spiritualité et de la pastorale.
2. L’examen des diverses étapes de l’histoire de la théologie révèle que la réflexion théologique n’a jamais renoncé à la présence rassurante et orientatrice des Pères. Au contraire, elle a toujours eu la vive conscience que, chez les Pères, il y a quelque chose de singulier, d’unique et de perpétuellement valable, qui continue à vivre et résiste à la fugacité du temps. Comme s’est exprimé à ce sujet le Souverain Pontife Jean Paul II, « de la vie puisée à la source des Pères, l’Église vit encore aujourd’hui ; sur les bases posées par ces premiers bâtisseurs, elle est encore aujourd’hui édifiée, dans les joies et les peines de son cheminement et de ses labeurs quotidiens » [2].
3. La considération du climat culturel actuel fait ensuite émerger les nombreuses analogies qui lient le temps présent à l’époque patristique, en dépit des différences évidentes.Comme à ce moment-là, aujourd’hui encore un monde passe, tandis qu’un autre est en train de naître. Comme à ce moment-là, aujourd’hui encore l’Église est engagée dans un délicat discernement des valeurs spirituelles et culturelles, dans un processus d’assimilation et de purification, qui lui permet de maintenir son identité et d’offrir, dans la complexité du panorama culturel d’aujourd’hui, les richesses que la puissance d’expression humaine de la foi peut et doit donner à notre monde [3]. Tout cela constitue un défi pour la vie de l’Église tout entière et de façon particulière pour la Théologie qui, pour s’acquitter adéquatement de ses devoirs, ne peut pas ne pas puiser aux œuvres des Pères, comme elle puise de manière analogue à la Sainte Ecriture.
4. L’observation de la réalité ecclésiale d’aujourd’hui, enfin, montre comment les exigences de la pastorale générale de l’Église et, de manière particulière, les nouveaux courants de spiritualité réclament un aliment solide et des sources sûres d’inspiration. Face à la stérilité de tant d’efforts, on repense spontanément à ce souffle frais de vraie sagesse et d’authenticité chrétienne qui émane des œuvres patristiques. C’est un souffle qui a déjà contribué, récemment encore, à approfondir de nombreuses problématiques liturgiques, œcuméniques, missionnaires et pastorales, lesquelles, après avoir été reçues par le Concile Vatican II, sont considérées par l’Église d’aujourd’hui comme source d’encouragement et de lumière.
Les Pères donc donnent toujours la preuve de leur vitalité et ont toujours beaucoup de choses à dire à qui étudie et enseigne la théologie. C’est pour cette raison que la Congrégation pour l’Education catholique se tourne à présent vers les Responsables de la formation sacerdotale pour leur proposer quelques utiles réflexions sur la situation actuelle des études patristiques (I), sur leurs motivations les plus profondes (II), sur leurs méthodes (III), sur leur programmation concrète (IV).
I. Aspects de la situation actuelle
Tout discours sur les thèmes ci-dessus indiqués suppose, comme point de départ, la connaissance de la situation où se trouvent aujourd’hui les études patristiques. On se demande toutefois quelle place leur est aujourd’hui réservée dans la préparation des futurs prêtres et quelles sont à ce sujet les directives de l’Église.
1. Les Pères dans les études théologiques d’aujourd’hui
5. L’état actuel de la patristique dans les Instituts de formation sacerdotale est en rapport d’étroite dépendance avec les conditions générales de l’enseignement théologique : avec son organisation, sa structure et son inspiration fondamentale ; avec la qualité et la préparation spécifique des enseignants, avec le niveau intellectuel et spirituel des élèves, avec l’état des bibliothèques et d’une manière générale, avec la disponibilité des moyens didactiques. Sa situation n’est cependant pas partout la même ; elle diffère non seulement d’un pays à l’autre, mais est aussi différente dans les divers diocèses de chaque nation. On peut toutefois repérer à ce sujet, au niveau de l’Église universelle, soit des aspects positifs, soit certaines situations et tendances, qui posent parfois des problèmes pour les études ecclésiastiques.
6. a) L’insertion de la dimension historique dans le travail scientifique des théologiens, survenue dans les débuts de notre siècle, a, entre autres, attiré aussi l’attention sur les Pères de l’Église. Ce fait s’est montré extraordinairement profitable et fécond, parce qu’il a rendu possible une meilleure connaissance des origines chrétiennes, de la genèse et de l’évolution historique de différentes questions et doctrines, mais aussi parce que l’étude des Pères a trouvé quelques spécialistes vraiment érudits et compétents, qui ont su mettre en évidence le lien vital existant entre la tradition et les problèmes les plus urgents du moment présent. Grâce à un tel accès aux sources, les longs et fatigants travaux de la recherche historique ne sont pas restés fixés sur une pure investigation du passé, mais ont influé sur les orientations spirituelles et pastorales de l’Église d’aujourd’hui, indiquant la route vers le futur. Il est naturel que ce soit la théologie qui en ait retiré le plus grand profit.
7. b) Cet intérêt pour les Pères continue encore aujourd’hui, bien que dans des conditions un peu diverses. En dépit d’une considérable décadence générale de la culture humaniste, on note ici et là un réveil dans le domaine patristique qui engage non seulement d’éminents chercheurs du clergé religieux et diocésain, mais aussi de nombreux représentants du laïcat. En ces derniers temps sont en train de se multiplier des publications d’excellentes collections patristiques et de monographies scientifiques, qui sont peut-être le signe le plus évident d’une vraie faim du patrimoine spirituel des Pères ; un phénomène consolant qui ne manque pas de se répercuter aussi positivement dans les Facultés théologiques et dans les Séminaires. Toutefois l’évolution qui s’est vérifiée dans le domaine théologique et culturel en général met sous les yeux certaines insuffisances et divers obstacles au sérieux du travail qui ne doivent pas être ignorés.
8. c) De nos jours ne manquent pas les conceptions et les tendances théologiques qui, contrairement aux indications du Décret Optatam totius (n. 16), accordent peu d’attention au témoignage des Pères et, d’une manière générale, de la Tradition ecclésiastique, se limitant à la confrontation directe des données bibliques avec la réalité sociale et avec les problèmes concrets de la vie, analysés à l’aide des sciences humaines. Il s’agit de courants théologiques qui laissent de côté la dimension historique des dogmes et pour lesquels les immenses efforts de l’époque patristique et du moyen âge ne semblent avoir aucune importance véritable. En de tels cas, l’étude des Pères est réduite au minimum et pratiquement englobée dans le refus général du passé.
Comme on le voit d’après l’exemple de diverses théologies de notre temps, détachées du courant de la Tradition, l’activité théologique en ces cas ou bien est réduite à un pur ’biblicisme’, ou bien devient prisonnière de son propre horizon historique, s’adaptant aux différentes philosophies et idéologies en vogue. Le théologien, laissé pratiquement à lui-même, croyant faire de la théologie, ne fait en réalité que de l’historicisme, du sociologisme etc., aplatissant les contenus du Credo à une dimension purement terrestre.
9. d) Se reflète aussi négativement sur les études patristiques une certaine attitude unilatérale, qui se perçoit de nos jours en divers cas dans les méthodes exégétiques. L’exégèse moderne, qui recourt à l’aide de la critique historique et littéraire, jette une ombre sur les contributions exégétiques des Pères, qui sont considérées comme simplistes et, en substance, inutiles pour une connaissance approfondie de la Sainte Ecriture. Ces orientations, en même temps qu’elles appauvrissent et dénaturent l’exégèse elle-même, par la rupture de son unité naturelle avec la Tradition, diminuent indubitablement l’estime et l’intérêt pour les œuvres patristiques. L’exégèse des Pères au contraire, pourrait nous ouvrir les yeux à d’autres dimensions de l’exégèse spirituelle et de l’herméneutique qui compléteraient la dimension historico-critique, en l’enrichissant d’intuitions profondément théologiques.
10. e) Outre les difficultés provenant de certaines orientations exégétiques, il faut mentionner aussi celles qui naissent de conceptions déformées de la Tradition. En quelques cas en effet, à la place de la conception d’une Tradition vivante, qui progresse et se développe avec les avancées de l’histoire, on en trouve une autre trop rigide, dite parfois ’intégriste’, qui réduit la Tradition à la répétition des modèles du passé et en fait un bloc monolithique et fixe, qui ne laisse aucune place au développement légitime et à la nécessité pour la foi de répondre aux situations nouvelles. De cette manière se créent facilement des préjudices vis-à-vis de la Tradition en tant que telle, qui ne favorisent pas un accès serein aux Pères de l’Église.
Paradoxalement, se répercute de façon défavorable sur l’appréciation de l’époque patristique la conception même de la tradition ecclésiastique vivante, quand les théologiens, dans leur insistance sur l’égale valeur de tous les moments de l’histoire, ne tiennent pas suffisamment compte de la spécificité de la contribution fournie par les Pères au patrimoine commun de la Tradition.
11. f) De plus, beaucoup d’étudiants en théologie, aujourd’hui, en provenance d’écoles de type technique, ne disposent pas de la connaissance des langues classiques que l’on demande pour une approche sérieuse des œuvres des Pères. En conséquence, l’état de la patristique dans les Instituts de formation sacerdotale se ressent considérablement des changements culturels actuels, caractérisés par un esprit scientifique et technologique croissant qui privilégie quasi exclusivement les études des sciences naturelles et humaines, négligeant la culture humaniste.
12. g) Enfin, en divers Instituts de formation sacerdotale, les programmes d’études sont tellement surchargés de nouvelles disciplines retenues comme plus nécessaires et plus ’actuelles’, qu’il ne reste pas d’espace suffisant pour la patristique. Celle-ci en conséquence doit se contenter d’un petit nombre d’heures hebdomadaires, ou de solutions palliatives dans le cadre de l’Histoire de l’Église antique. À ces difficultés s’ajoute souvent le manque, dans les bibliothèques, de collections patristiques et de matériels bibliographiques appropriés.
2. Les Pères dans les directives de l’Église
Le discours sur l’état actuel des études patristiques ne serait pas complet, si n’étaient pas mentionnées les normes officielles de l’Église correspondantes. Celles-ci, comme on le verra, mettent clairement en lumière les valeurs théologiques, spirituelles et pastorales contenues dans les œuvres des Pères, dans le but de les rendre fructueuses pour la préparation des futurs prêtres.
13. a) Parmi ces directives, occupent la première place les indications du Concile Vatican II concernant la méthode de l’enseignement théologique, et le rôle de la Tradition dans l’interprétation et dans la transmission de l’Ecriture Sainte.
Au n. 16 du Décret Optatam totius, est prescrit, pour l’enseignement de la dogmatique la méthode génétique, qui, loin d’être en opposition avec la nécessité d’approfondir les mystères de la théologie et « d’en voir la cohérence par le moyen de la spéculation, en ayant StThomas pour maître », la favorise plutôt : méthode qui en une seconde étape contemple la contribution fournie par les Pères de l’Église d’Orient et d’Occident pour « la fidèle transmission et l’explicitation de chacune des vérités révélées ».
La dite méthode, si importante pour la compréhension du progrès dogmatique, a été récemment confirmée par le Synode extraordinaire des Evêques de 1985 (cf. Relatio finalis II, B, n. 4).
14. L’importance qu’ont les Pères pour la théologie et, de manière particulière, pour la compréhension de la Sainte Ecriture, se déduit par ailleurs avec une grande clarté de certaines déclarations de la Constitution Dei verbum sur la valeur et sur le rôle de la Tradition :
- « La Sainte Tradition et la Sainte Ecriture sont donc reliées et communiquent étroitement entre elles… La Sainte Tradition transmet intégralement la parole de Dieu, confiée par le Christ Seigneur et par l’Esprit Saint aux Apôtres, à leurs successeurs… ; il en résulte ainsi que l’Église ne tire pas de la seule Ecriture Sainte sa certitude sur tous les points de la Révélation. C’est pourquoi l’une et l’autre doivent être reçues et vénérées avec un égal sentiment d’amour et de respect » (n. 9).
Comme on le voit, la Sainte Ecriture, qui doit être « l’âme de la théologie » et « son fondement permanent » (n. 24), forme une unité inséparable avec la Sainte Tradition, « un unique dépôt de la parole de Dieu confié à l’Église… l’une et l’autre ne pouvant subsister de façon indépendante » (n. 10). Ce sont justement les « assertions des Saints Pères » qui « attestent la présence vivifiante de cette tradition dont les richesses passent dans la pratique et dans la vie de l’Église qui croit et qui prie » (n. 8). Aujourd’hui encore, en dépit des indéniables progrès accomplis par l’exégèse moderne, l’Église « qui se préoccupe d’acquérir une intelligence chaque jour plus profonde des Saintes Écritures pour offrir continuellement à ses enfants la nourriture de la Parole divine… favorise donc à bon droit l’étude des Saints Pères, tant d’Orient que d’Occident, et celle des Saintes Liturgies » (n. 23).
15. b) La Congrégation pour l’Education Catholique, dans la Ratio fundamentalis institutionis sacerdotalis et dans le document sur La formation théologique des futurs prêtres, confirme les affirmations ci-dessus rapportées du Concile Vatican II, en mettant en lumière quelques-uns de leurs aspects importants.
Face à certaines tendances réductrices en théologie dogmatique, il convient de développer intégralement la méthode génétique [4], en en illustrant la validité, les valeurs didactiques [5], comme aussi les conditions exigées pour son exacte application [6] ; à ce propos une référence explicite est faite à l’étape patristico-historique [7].
Selon la Ratio fundamentalis [8], les professeurs et les élèves doivent adhérer avec entière fidélité à la parole de Dieu dans la Sainte Ecriture et dans la Tradition… en en acquérant le sens vivant « avant tout par la fréquentation des écrits des Pères ». Ceux-ci méritent une grande estime, car « leur œuvre fait partie de la tradition vivante de l’Église, à laquelle, par une disposition providentielle, ils ont apporté une contribution de valeur durable à une époque plus favorable à la synthèse de la raison et de la foi » [9]. Une plus grande fréquentation des Pères peut donc être considérée comme le moyen le plus efficace pour découvrir la force vitale de la formation théologique [10] et, par dessus tout, pour s’insérer dans le dynamisme de la Tradition, « qui préserve d’un individualisme exagéré et assure l’objectivité de la pensée » [11].
Pour que ces exhortations ne restent pas lettre morte, on a donné, dans le document susmentionné sur La formation théologique des futurs prêtres, quelques normes pour l’étude systématique de la patristique (nn. 85-88).
16. c) Les impulsions données à l’étude des Pères par le Concile et par la Congrégation pour l’Education Catholique ont été accentuées ces dernières décennies, en différentes occasions, par les Souverains Pontifes. Leurs interventions, comme celles de leurs Prédécesseurs, se distinguent par la variété des sujets et l’impact produit sur la situation actuelle théologique et spirituelle :
« L’étude des Pères, de grande utilité pour tous, est d’impérieuse nécessité pour ceux qui ont à cœur le renouvellement théologique, pastoral et spirituel promu par le Concile et qui veulent y coopérer. Chez les Pères en effet il y a des constantes qui sont à la base de tout renouvellement authentique » [12]. La pensée patristique est christocentrique [13] ; elle est un exemple d’une théologie unifiée, vivante, mûrie au contact des problèmes du ministère pastoral [14] ; elle est un excellent modèle de catéchèse [15], une source pour la connaissance de la Sainte Ecriture et de la Tradition [16], comme aussi de l’homme total et de la vraie identité chrétienne [17]. Les Pères, en effet, « sont une structure stable de l’Église et accomplissent pour l’Église de tous les siècles une fonction ininterrompue. C’est ainsi que toute annonce de l’Évangile et tout magistère ensuite, pour pouvoir être authentiques, doivent être confrontés à leur annonce et à leur magistère, tout charisme et tout ministère doivent puiser à la source vive de leur paternité ; toute pierre nouvelle qui s’ajoute à l’édifice… doit se situer dans la structure qu’ils ont posée et se souder et s’unir à elle » [18]. Les incitations à l’étude plus intense de la patristique ne manquent donc pas. Elles sont nombreuses et bien motivées. Or, pour rendre ces sollicitations encore plus explicites, il paraît utile d’en exposer de suite quelques raisons.