42. Ainsi saint Paul, ne parle ici, ni en qualité de prédicateur de l'Evangile, ou d'Apôtre des Gentils, ni en qualité de docteur, de chef, ou de maître, mais en qualité de pécheur à qui Dieu a fait grâce et miséricorde. Admirable modestie, qui lui fait choisir le rang de simple disciple, quand il pourrait prendre celui de législateur. Cela ne lui suffit pas, il trouve le moyen de s'humilier encore davantage, car il ne dit pas : Je suis le fidèle ministre du Seigneur, mais: J'ai reçu là grâce d'être un fidèle ministre. Ne considérez donc pas en moi, semble-t-il dire; l'apostolat et la mission évangélique, comme les seules faveurs que j'aie reçues de la munificence divine; la foi elle-même ne m'a été donnée que par grâce et par miséricorde; je ne la dois point à mes mérites personnels, car, qui dit grâce et miséricorde, exclut toute idée de mérites antérieurs, et si le Seigneur n'était un Dieu véritablement miséricordieux, loin d'être apôtre, je serais encore infidèle.
Comprenez-vous maintenant combien est vive la reconnaissance de l'Apôtre, et combien son humilité est profonde. Bien loin de s'élever au-dessus des simples fidèles, il ne se fait pas même un mérite personnel de partager leur foi et leur croyance, et il en renvoie toute la gloire à la miséricorde divine., Il semble donc dire aux Corinthiens : Ne dédaignez pas de recevoir mes conseils, puisque le Seigneur n'a point dédaigné de me faire miséricorde. D'ailleurs, ce n'est qu'un conseil, et non un précepte, je parle en ami, et non en législateur. Or, n'est-il pas permis à un ami, de répondre à la question de son ami, et de lui être utile: C'est ce que je fais ici, en vous disant : Je crois qu'il est bon de demeurer vierge.
Que ce langage est humble et modeste ! ne pouvait-il pas dire aux Corinthiens: Je ne vous fais point un précepte de la virginité, puisque Jésus-Christ ne l'ordonne pas, mais je vous la conseille, et je vous y exhorte avec toute l'autorité de mon apostolat, car, si je ne suis pas apôtre pour d'autres, je le suis pour vous. (I Cor. IX, 2.) Ce n'est pas ainsi que parle l'Apôtre
ses paroles sont toutes pleines de modération et de retenue. Il ne donne qu'un simple conseil, et il hésiterait même à le donner, s'il n'avait reçu du Seigneur la grâce d'être un fidèle ministre. Voyez encore comme il expose les raisons de son avis, afin d'ôter à ses paroles jusqu'aux plus légères nuances d'un ton magistral. Je crois, dit-il, qu'il est bon de demeurer vierge, à cause des périls imminents de la vie présente. (I Cor. VII, 26.) Mais quand il a parlé de la chasteté, il s'exprimait bien différemment, et n'alléguait aucun motif de sa décision. Je dis aux personnes qui ne sont (150) point mariées, ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de demeurer dans cet état, comme moi. Ici au contraire, il dit : je crois; non qu'il doute des avantages et de l'excellence de la virginité, mais parce qu'il veut en laisser le choix à la libre élection des Corinthiens. Il donne un conseil, et le rôle d'un conseiller est de proposer son avis, et non de l'imposer.
43. Mais quels sont les périls dont nous délivre la virginité ? Sont-ce les périls inséparables de la fragilité de l'homme? nullement ; et si l'Apôtre les avait en vue, il les alléguerait contrairement à son but et à sa pensée. Et en effet on nous objecte ces périls comme une absolue justification du mariage. De plus il ne les appellerait pas imminents, car ce n'est pas d'aujourd'hui, mais dès l'origine des siècles qu'ils sont l'apanage de l'humanité. Ils étaient même sous la loi ancienne plus grands et plus insurmontables ; et nous devons à la venue du divin Rédempteur la vertu et la force de les vaincre plus facilement. Saint Paul veut donc parler de ces périls si nombreux et si divers que tout mariage entraîné inévitablement. Oui, telle est la tyrannie des sens, et telle est l'inextricable mélange de soucis et d'inquiétudes au milieu desquels vivent les époux qu'ils sont exposés à une multitude de fautes.
44. La loi ancienne ne se proposait point de conduire l'homme à la perfection des vertus. Elle lui permettait de venger une injure, de rendre un outrage, de rechercher les richesses et de jurer par les choses saintes. Elle tolérait même la peine du talion, la haine de ses ennemis, et la colère ; une vie voluptueuse et la répudiation d'une première épouse pour en choisir une seconde. Ajoutez encore que sa condescendance presque illimitée en tout, tolérait même la polygamie. Mais la loi évangélique a rendu plus étroit le sentier du ciel. Elle a resserré le mariage dans les bornes sévères de l'unité et de l'indissolubilité du lien conjugal. Ainsi un époux chrétien ne peut, sans devenir adultère , répudier son épouse, quand même celle-ci lui serait une occasion comme inévitable d'erreurs et de péchés. Outre ces premières difficultés, la vertu nous devient dans le mariage d'autant moins aisée que le soin d'une épouse et l'inquiète sollicitude des enfants arrêtent notre âme dans ses aspirations vers le ciel, et la ramènent forcément aux préoccupations de la terre. Un époux voudrait mener une vie retirée et tranquille : mais il voit autour dé lui des enfants à établir, une épouse qui aime le luxe et la dépense; et malgré lui, il se jette dans le tourbillon du monde. Dès lors que de péchés s'accumulent chaque jour ! péchés de colère et de parjure, t de calomnie et de vengeance, de dissimulation et d'hypocrisie. Comment en effet rester pur et irréprochable au milieu de la corruption dont les flots l'environnent de toutes parts?
Parlerai-je maintenant de ces chagrins si cuisants et si nombreux que la présence d'une épouse amène au foyer domestique? Le célibat nous en garantit ; et s'ils sont inévitables même avec une femme d'un caractère doux et paisible, ne deviennent-ils pas un dur et réel supplice avec une épouse d'une humeur difficile et acariâtre. Comment pourra-t-il gravir la route du ciel? Il faut, pour y marcher, des pieds sans entraves et vigoureux, un esprit équipé convenablement et portant, pour ainsi parler, la ceinture des voyageurs; et il succombe sous le poids des affaires, il est enlacé de mille liens, il traîne une chaîne qui l'accable par sa pesanteur : je veux dire une méchante femme dont il lui est défendu de se séparer.
45. Mais la vertu de l'homme, nous répondent ici nos sages, devient d'autant plus méritoire, qu'elle se maintient pure et victorieuse parmi les difficultés du mariage. — Et pourquoi, mon cher ami ? — parce que ces difficultés augmentent son éclat et sa gloire. Mais qui vous contraint à vous y engager ? vous auriez raison si Dieu avait fait du mariage un précepte et une loi , car le célibat serait alors défendu. Aujourd'hui, au contraire, vous pouvez vous soustraire au joug du mariage, et vous ne vous précipitez volontairement dans ses périls et ses embarras, qu'afin d'accroître pour vous les pénibles efforts de la vertu. Mais qu'importe au juge du combat? tout ce qu'il exige, c'est que nous triomphions du démon et de nos passions. Vous n'êtes donc point reçu à lui alléguer les embarras du mariage, ou ses plaisirs, ses sollicitudes, ou ses douleurs, car il nous a dit que le chemin qui nous conduit le plus sûrement à la victoire, est celui qu'obstruent le moins les soucis et les inquiétudes de la vie.
Cependant vous vous présentez au combat avec l'embarrassant attirail d'une femme et de nombreux enfants; et vous prétendez déployer (151) la même valeur que le célibataire, et cueillir une palme plus belle. Que dis-je? vous nous accusez d'orgueil, si nous disons que vous n'atteindrez jamais en gloire ét en vertu la même sublimité que vos rivaux. Mais au jour des récompenses vous comprendrez qu'une modeste sécurité est préférable à une vaine ambition, et qu'il vaut mieux s'attacher à la parole de Jésus-Christ que de suivre les égarements de son propre esprit. Le Sauveur a dit qu'après avoir renoncé à toutes les jouissances du monde et de la famille, il fallait encore nous renoncer nous-mêmes; et vous espérez vaincre malgré tous les embarras du mariage ! Mais, je le répète, vous connaîtrez au jour du jugement combien il apporte d'obstacles à la vertu.
46. Eh quoi ! m'objecterez-vous, peut-on soutenir que la femme soit un obstacle au salut de l'homme, puisque l'Ecriture nous dit que Dieu l'a créée pour être son aide et son appui. ( Gen. II, 18. ) Et moi je vous demanderai quel secours il peut en attendre. N'est-ce pas elle qui l'a dépouillé de la paix et de l'immortalité, qui l'a fait exiler du séjour de délices, et l'a précipité dans, toutes leg misères de la vie présente? Ah ! elle ne lui a offert son aide que pour lui tendre des piéges et des embûches. Par la femme, dit l'Ecclésiastique, le péché a eu son commencement, et, nous mourrons tous. (Eccli. XXV, 33.) Et l'Apôtre ajoute : Que ce n'est point Adam qui a été séduit, mais que la femme ayant été séduite est tombée dans la prévarication. (1 Tim. II, 24.) Direz-vous encore que la femme est le soutien de l'homme ? mais il faudrait oublier qu'elle a attiré sur nos têtes une sentence de malédiction et de mort, et qu'elle a été la cause de ce déluge universel qui submergea les hommes et les animaux. N'est-ce pas la femme qui eût fait pécher le juste Job, s'il n'eût fortement résisté à ses perfides insinuations ? N'est-ce pas elle qui perdit Samson, qui initia les Hébreux au culte de Belphégor, et qui en fit périr vingt-quatre mille par le glaive de leurs proches ? N'est-ce pas elle encore qui livra Achab à Satan, comme elle lui avait déjà livré le sage et pieux Salomon? Enfin elle multiplie chaque jour pour l'homme l'occasion du péché, et le Sage a dit avec raison que toute malice est légère auprès de la malice de la femme. (Eccli, XXV, 26.)
Pourquoi donc, répondrez-vous, Dieu a-t-il dit : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. (Genès. II, 18). Est-ce que la parole de Dieu serait trompeuse? non certes; mais la femme a failli à sa mission, non moins que l'homme à la sienne. Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Ibid. I, 26), avait dit le Seigneur; et voilà que l'homme s'est dégradé lui-même de cette sublime dignité. Il perdit la ressemblance divine en se laissant séduire par l'attrait de coupables voluptés, et il chercha vainement à conserver intacts les traits de la majesté céleste. Le Seigneur brisa entre ses mains le sceptre de sa puissance, et celui qui naguère commandait en maître à toutes les créatures, leur devint, comme serviteur ingrat et rebelle, un objet de mépris et de raillerie. Au commencement tous les animaux obéissaient à l'homme, car Dieu les lui avait amenés, et nul n'eût osé l'attaquer parce que la majesté divine rayonnait sur son front. Le même péché qui a effacé en lui cette auguste empreinte a ruiné son empire; et aujourd'hui devant combien d'animaux ne tremble pas ce roi détrôné ! Toutefois cette parole de Dieu : Que l'homme domine sur tous les animaux (Ibid. V, 28), ne laisse pas que d'être vraie : car Dieu n'a point retiré cette domination à l'homme, mais c'est l'homme qui l'a perdue par sa faute. Et de même les nombreux péchés où la femme entraîne l'homme ne détruisent point la vérité de cette autre parole : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. Telle était en effet la mission de la femme, mais elle s'y est montrée infidèle. Sans doute il est permis de soutenir qu'elle contribue aux charmes de la vie présente par sa fécondité et les chastes voluptés du mariage, et néanmoins j'estime peu ces avantages parce qu'ils n'ont qu'un rapport indirect avec la vie éternelle. Aussi est-il vrai de dire que si l'homme trouve dans la femme quelque secours pour la pratique d'une vertu faible et médiocre, elle lui est un obstacle dès qu'il veut marcher rapidement dans la voie de la perfection.
47. Mais saint Paul, objecterez-vous encore, n'a-t-il pas dit: Que savez-vous, femme, si vous ne sauverez pas votre mari? (I. Cor. VII, 16.) Il juge donc que son concours n'est pas inutile dans les choses du salut: je le reconnais bien volontiers, et je suis loin de lui interdire toute coopération spirituelle. Mais j'affirme que, pour être véritablement utile à l'homme, (152) elle doit sacrifier les droits du mariage, et, femme, déployer le mâle courage des saints. Ce n'est pas la femme délicate, et amie de la parure, du luxe et de la dépense qui arrachera son époux à la tentai;ion et au péché; ce sera celle qui saura s'élever au-dessus des affections terrestres, se conformer aux préceptes évangéliques, et se montrer probe, modeste, désintéressée et patiente. Oui, elle aidera puissamment son époux, si elle dit sincèrement avec l'Apôtre : Ayant de quoi nous nourrir, et nous couvrir, nous devons être contents (I Tim. VI, 8), et si, méditant les vérités éternelles, elle méprise la mort et les jouissances de la vie présente , et s'écrie avec le Prophète : Tous les plaisirs du monde sont comme l'herbe de la prairie. (Isaïe XI, 7.)
Non, encore une fois, ce n'est pas la femme qui ne sait que jouir du mariage qui contribue au salut de l'homme: cette mission est réservée à celle qui pratique l'Evangile dans toute sa sévérité. C'est ainsi qu'en dehors même du mariage, plusieurs femmes, comme nous le lisons de Priscille à l'égard d'Apollon (Act. 18), ont enseigné à des hommes les voies de la vérité, et aujourd'hui, quoique tout enseignement public leur soit interdit, elles peuvent encore montrer le même zèle, et produire les mêmes fruits. Car, ce n'est pas en qualité d'épouse que la femme devient apôtre auprès de son mari; autrement l'époux infidèle serait soudain un fervent chrétien, s'il suffisait pour le devenir d'habiter et de vivre avec une femme pieuse et fervente. Mais le salut d'un mari ne s'obtient pas ainsi, et il n'est accordé qu'à la sagesse et à la.prudence de la femme, à sa douceur inaltérable, à une force d'âme qui la rend supérieure aux misères de la vie conjugale, et lui fait poursuivre sans relâche le but souverain qu'elle se propose, le salut de son mari. Mais une femme, qui ne s'élève pas au-dessus des sentiments de son sexe, est plus nuisible qu'utile à un homme.
Au reste, nous pouvons préjuger toutes les difficultés d'une telle oeuvre par le ton interrogatif que l'Apôtre donne à sa phrase : Que savez-vous, femme, dit-il, si vous ne sauverez pas votre mari ? Or, nous n'employons cette façon de parler que pour exprimer un sentiment de défiance et de doute. Et puis, lisez ce qui suit : Etes-vous lié avec une femme ? ne cherchez point à vous délier; n'avez-vous point de femme ? ne cherchez point à vous marier.
C'est ainsi que saint Paul passe adroitement d'un sujet à un autre, et varie délicatement ses conseils et ses avis. En parlant du mariage, il a su amener l'éloge de la virginité pour élever nos pensées au-dessus de la chair et du sang; et maintenant il revient au mariage pour délasser notre attention. Son point de départ est la virginité, et avant même de traiter ce sujet, il discute celui du mariage. N'est-ce pas en effet le permettre, et même nous y exhorter que de dire : Pour ce qui regarde la virginité, je n'ai point de précepte à donner. Et de même après avoir dit que la virginité est un état excellent, il s'arrête brusquement, il craint que le mot seul ne blesse l'oreille trop délicate des Corinthiens. C'est pourquoi il s'abstient de le répéter : bien plus , quoiqu'il ait allégué les périls imminents de la vie, comme un motif puissant de surmonter les difficultés de la continence, il n'ose nommer de nouveau la virginité, et il se contente de dire : Il est bon à l'homme de demeurer ainsi. Puis il s'interrompt encore, s'explique par phrases incidentes, et en revient au mariage, comme à un sujet plus agréable. Si vous êtes lié avec une femme, dit-il, ne cherchez pas à vous délier. (I Cor. VII, 27.) Mais si son intention n'était pas de gagner par ces précautions la bienveillance des Corinthiens, comment à l'occasion du mariage parlerait-il de la virginité ? et néanmoins, c'est ce qu'il fait indirectement quand il ajoute N'avez-vous pas de femme? ne cherchez point à vous marier. Mais ici encore né vous effrayez point; il ne vous fait pas une loi de la continence, et il vous rassure par ces deux mots : Au reste, si vous épousez une femme, vous ne péchez point. (Ibid. V, 28.) D'un autre côté cependant modérez votre joie, car de nouveau il vous exhorte à embrasser la virginité par le tableau dès tribulations qui accompagnent le mariage.
Le médecin bon et compatissant divise en plusieurs coupes une potion amère, ou suspend à plusieurs intervalles une opération douloureuse afin de ménager au patient quelques instants de repos. C'est ainsi que l'Apôtre, sans insister exclusivement sur l'excellence de la virginité, mêle à son discours diverses questions touchant le mariage, et sait, par d'habiles précautions, plaire à l'esprit, et toucher le coeur. Voilà comment s'explique ce mélange de préceptes divers ; mais il n'est pas sans intérêt d'apprécier les expressions mêmes qu'il (153) emploie.... Etes-vous lié avec une femme ? dit-il, ne cherchez point à vous délier. Certes ces paroles engagent bien moins l’homme à respecter le lien conjugal, qu'elles ne lui en montrent toute la solidité. Pourquoi saint Paul n'a-t-il pas dit : Vous avez une épouse, ne la quittez pas : Vous êtes uni à une femme, ne vous en séparez pas? Pourquoi affecte-t-il au contraire de nommer l'union conjugale un lien, et une chaîne ?n'est-ce point pour en symboliser toutes les duretés? Et en effet parce que la plupart ne courent au mariage que comme vers un état de vie moins pénible, il déclare que les époux sont de véritables esclaves. Enchaînés l'un à l'autre, ils n'ont plus la liberté de leurs mouvements; et tout désaccord d'action ou de volonté entraîne leur perte mutuelle. En vain une épouse chaste et vertueuse voudrait garder la continence; elle doit se soumettre aux exigences d'un époux voluptueux; la chaîne du mariage, cette chaîne qui d'abord semblait si douce et si légère, la retient, et l'entraîne bon gré mal gré sur les pas d'un mari; toute résistance devient inutile. La séparation même, loin de briser, pour cette infortunée, le joug de la captivité, ne fait qu'en augmenter la rigueur, sans compter qu'elle l'expose à une punition terrible.
48. Ne voyez-vous pas en effet qu'en voulant garder la continence, malgré son mari, cette femme s'expose à être plus que lui-même, punie de ses crimes et de ses désordres? Et comment, me direz-vous? — Parce qu'en lui refusant le légitime usage du mariage, elle le porte à se précipiter dans le vice. Saint Paul exige pour ce refus le consentement mutuel des deux parties ; comment donc excuser la femme qui prétend imposer à son mari le sacrifice absolu de ses droits? — Mais c'est là une odieuse servitude ! — Je l'avoue; mais qui vous forçait à vous y soumettre? C'était avant le mariage, et non après qu'il fallait faire toutes ces réflexions. Aussi l'Apôtre , qui vient de nous représenter combien la chaîne du mariage est lourde et pesante, se hâte-t-il de nous indiquer les moyens de nous y soustraire. N’avez-vous point de femme ? dit-il, ne cherchez point à vous marier. C'est ainsi qu'il nous amène indirectement à mieux accueillir la virginité en faisant ressortir les tribulations du mariage; toutefois il ajoute : Si vous épousez une femme, vous ne péchez point: et si une fille se marie, elle ne pèche point. Voilà donc le grand mérite du mariage, on peut le contracter sans péché ! La virginité seule mérite l'admiration; tout l'avantage des époux, c'est de pouvoir se dire qu'ils n'ont point failli, point violé la loi. Nous étonnerons-nous maintenant que l'Apôtre nous exhorte à garder la continence, puisque le lien conjugal, quelque dur qu'il soit, demeure indissoluble.
49. Eh quoi ! me direz-vous, la virginité ne produit-elle d'autres fruits que l'éloignement de toutes ces tribulations? une si faible récompense est-elle en proportion avec une vertu aussi élevée? et qui voudrait, pour un prix aussi modique, en embrasser la pratique, et en affronter les luttes? Le combat va s'engager contre les puissances infernales, car ce n'est pas seulement contre la chair et le sang, contre la nature et la concupiscence qu'il nous faut résister (Ephés. VI, 12) ; mais; créatures faibles et mortelles, nous devons, nous vierges, rivaliser avec les intelligences célestes, et vous ne nous proposez que des avantages terrestres Vous ne connaîtrez pas , dites-vous, les tribulations du mariage. Ce langage ne nous satisfait point; voici celui qu'aurait dû tenir l'Apôtre : La vierge qui se marie , ne pèche point, mais elle rejette elle-même cette palme glorieuse, et ces ineffables récompenses qui sont l'apanage exclusif de la virginité. Ne devait-il point retracer ce triomphe éclatant qui couronne, dans le ciel la victoire des vierges? Elles s'avancent au-devant de l’Epoux divin, et tiennent des lampes étincelantes de lumière. Elles forment autour de son lit nuptial une garde d'honneur et de fidélité, et brillent au premier rang près de son trône royal. Mais au lieu de nous tenir ce sublime langage, il ne nous parle que du frivole avantage de ne pas connaître les misères humaines. Je crois, dit-il, que la virginité, est un bien, parce qu'elle nous délivre des maux de la vie présente. Il ajoute encore : Si une fille se marie, elle ne pèche point, mais elle souffrira des tribulations dans la chair. Entendez-vous ce silence complet et absolu sur tout motif spirituel et divin, et cette double omission de toute récompense céleste? Bien plus , dans toute la suite de son Epître, nous retrouvons toujours cette même absence de pensées religieuses: on dirait qu'il n'envisage et n'estime que les choses de la terre : Le temps est court, dit-il; et au lieu d'ajouter: je désire donc que vous en profitiez pour vous assurer dans le ciel la gloire
(154) et les honneurs de la virginité, il se contente de dire : Je désire que vous soyez sans inquiétude.
Ma première réponse à votre objection sera de vous faire observer, qu'en parlant du pardon des injures, l'Apôtre suit également une marche qui semble toute contraire à son but : Si votre ennemi a faim, dit-il, donnez-lui à manger. S'il a soif, donnez-lui à boire. (Rom. XII, 20.) Mais quels seront les motifs de cette héroïque charité, de cette latte violente contre l'entraînement de la colère , et de ces efforts généreux qui peuvent seuls éteindre les feux de la haine et de la vengeance? Sans doute la pensée du ciel et la vue de ses récompenses. Nullement; il ne nous propose que le plaisir de nuire à notre ennemi : Par ce moyen, ajoute-t-il, vous amasserez des charbons ardents sur sa tête. (Ibid.) Pourquoi donc parle-t-il ainsi? est-ce qu'il ignorait l'art de la persuasion? Non, c'est ici surtout que je comprends à quel degré il possédait le secret de gagner les cœurs. Comment cela, me direz-vous? je m'explique; il parlait aux Corinthiens, auprès desquels il se glorifiait de ne savoir que Jésus, et Jésus crucifié, aux Corinthiens qui, encore charnels, et peu avancés dans les voies de l'esprit, avaient besoin d'être nourris du lait des faibles. Il leur écrivait : Je ne vous ai point nourris de viandes solides, parce que vous ne pouviez les supporter; à présent même, vous ne le pouvez pas encore, parce que vous êtes toujours charnels, et que vous vous conduisez selon l'homme. (I Cor. III, 2, 3.) Voilà pourquoi il n'allègue, pour les éloigner du mariage et les porter à la virginité, que des motifs tirés d'intérêts humains et terrestres. Il n'ignorait pas en effet que- ces motifs seraient puissants sur des esprits peu élevés, et sur des coeurs attachés aux sens et à la chair.
Ne voyons-nous pas chaque jour des hommes grossiers et ignorants se-faire comme un jeu de mêler le saint nom de Dieu à leurs serments et à leurs parjures? Mais proposez-leur de jurer par la vie de leurs enfants : ils s'y refuseront obstinément. Ce second péché est moins grave que le premier, et entraîne un châtiment moins sévère : cependant il tombe davantage sous les sens., et la matière en est plus présente, c'est pourquoi on craint beaucoup plus de le commettre. C'est ainsi encore qu'auprès d'un pauvre et d'un affligé, l'espérance d'un avantage présent pour eux-mêmes, ou pour leurs enfants, est une consolation bien plus efficace que la promesse réitérée du royaume des cieux. Oui, ils sont principalement sensibles à une guérison inespérée, à un emploi lucratif, et à un grand danger évité. Tant il est vrai que presque tous les hommes n'estiment que les biens présents et sensibles. Ces biens et ces maux que nous voyons, que nous ressentons excitent plus fortement soit nos désirs, soit nos craintes , parce que les uns et les autres. sont plus près de nous, plus à notre portée.
Vous comprenez maintenant la marche que suit l'Apôtre pour amener les Corinthiens à l'estime de la virginité, et les Romains à la pratique du pardon des injures. Un chrétien encore faible dans la foi, renoncera moins aisément au funeste plaisir de la vengeance par la perspective éloignée du royaume des cieux que par la certitude présente de nuire à son ennemi. C'est pourquoi saint Paul voulant déraciner dans les coeurs le souvenir des injures et l'explosion de la colère, présente d'abord les motifs qu'il estime les plus capables de faire impression. Toutefois ne croyons point qu'il fasse ici.entièrement abstraction des récompenses futures; non, le grand Apôtre ne commet pas cet oubli, mais il s'attache à nous inspirer d'une manière ou d'une autre le goût de la générosité, et comme à ouvrir une porte à la réconciliation. Car dans toute grande entreprise; le plus difficile est de commencer, et quand on a bien commencé, on a déjà levé presque tous les obstacles.
Jésus-Christ, il est vrai, adopte une méthode toute différente, et ne parle que des récompenses célestes. S'agit-il de la virginité? Il y a des eunuques, dit-il, qui se sont rendus tels pour le royaume des cieux. S'agit-il de prier pour nos ennemis? Soyez, dit-il, semblables à votre Père qui est dans les cieux. (Matth. XIX, 12.) C'est ainsi qu'il laisse de côté, comme bon seulement pour des esprits faibles et pusillanimes, les motifs d'une vengeance légitime, et ces charbons ardents que nous amassons sur la tête de nos ennemis. Il ne propose donc à ses auditeurs que les considérations de l'ordre le plus élevé. Mais quels étaient ses auditeurs? C'étaient Pierre, Jacques, Jean et les autres Apôtres. Est-il étonnant qu'il ne leur parle que de récompenses célestes? et l'Apôtre, lui aussi, eût tenu le même langage, s'il eût eu les mêmes auditeurs. Mais parce que les Corinthiens étaient (155) encore tout charnels, il leur promet le genre de récompenses qui peut les exciter le plus fortement à la vertu. C'est ainsi encore que le Seigneur proposait aux Juifs pour prix de leur obéissance, l'abondance des prospérités temporelles, et se taisait sur les biens de la vie future. Il les menaçait également, non des supplices éternels de l'enfer, s'ils transgressaient sa loi, mais de leur envoyer des pestes, des famines, des guerres et l'exil , parce que des hommes tout terrestres désirent vivement ces biens, et ne redoutent pas moins ces maux, tandis qu'ils sont peu touchés de ceux qu'ils n'aperçoivent que de loin.
Saint Paul s'attache de .préférence aux motifs qui pouvaient le plus aiguillonner ses auditeurs. Il voulait encore leur montrer un mérite particulier de la virginité. Les autres vertus nous coûtent ici-bas beaucoup de fatigues, et en sont récompensées. que dans le ciel ;mais celle-ci nous offre encore ce précieux, avantage, qu'elle nous affranchit de mille inquiétudes. Enfin il se proposait un troisième, but, celui de prouver que malgré une apparente impossibilité, la virginité est d'une pratique facile : c'est ce but qu'il atteint pleinement en énumérant toutes les difficultés et les tribulations du mariage. La virginité, semble-t-il nous dire, vous paraît pénible et difficile; eh bien ! je vous engage à l'embrasser, parce qu'elle est plus douce et plus aisée que le mariage : et comme je souhaite votre bonheur, je désire que vous viviez tous dans la continence.
Mais ici vous m'arrêtez soudain, et vous me reprochez de dépeindre le mariage comme une source de peines et d'ennuis; il enfante au contraire, dites-vous, la joie et le plaisir. N'est-ce pas lui qui prépare une voie facile aux instincts de la nature, et aux voluptés des sens? Sa présence bannit de la vie la tristesse et le chagrin et amène la gaieté, le ris et les délices. Festins splendides, riches parures, parfums exquis et vins délicieux, voilà son cortége ; nommez une jouissance que ne produise pas le mariage?
50. Vous vous trompez: en permettant l'union des sexes, le mariage n'excuse pas la volupté. Saint Paul dit que la femme qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle paraisse vivante. (I Tim. V, 6.) Et si vous repoussez cette sentence comme ne concernant que les veuves, écoutez le commandement que le même apôtre fait à toutes les femmes : Je veux qu'elles se parent de modestie et de chasteté; et non avec des cheveux frisés, ni des ornements d'or, ni des perles, ni des habits somptueux; mais comme il convient à des femmes qui montrent leur piété par les bonnes oeuvres. (1 Tim. II, 9, 10.) Observons. encore que ces recommandations se rencontrent fréquemment dans ses diverses Epîtres, tant il s'attache à nous détourner de toutes ces vanités. Mais peut-être expliquerez-vous ce langage par l'influence du siècle où saint Paul vivait; en effet, l'Evangile avait déjà répandu parmi les fidèles un certain esprit de modestie chrétienne et de spiritualité. Eh bien ! écoutez le prophète Amos. qui parlait aux enfants d'Israël et dans un temps où l'on pouvait se permettre le luxe, les plaisirs et toutes les superfluités de la vie. Avec quelle sévérité ne condamne-t-il pas ces moeurs efféminées !Malheur à vous! s'écrie-t-il, qui êtes réservés pour le jour mauvais, et qui profanez les fêtes du Seigneur ! malheur à vous, qui dormez sur des lits d'ivoire, et vous étendez mollement sur votre couche; qui mangez les agneaux choisis et les génisses lés plus grasses; qui chantez aux accords de la lyre; qui vous enivrez de plaisirs fugitifs; qui buvez les vins les plus délicats, et qui vous parfumez des huiles les plus précieuses! (Am. VI, 3-6.)
51. Ainsi, je le répète, une vie molle et sensuelle est interdite aux époux; mais quand même le mariage leur en donnerait le droit, il est si fécond en chagrins et en tribulations que le sentiment de la douleur ferait bientôt évanouir en eux celui du plaisir.
52. Supposons qu'un mari soit naturellement jaloux, ou qu'il le devienne, même sans aucun motif réel; est-il un être plus malheureux? Le toit conjugal sera désormais un vrai champ de bataille, et une mer furieuse tout y est plein de tristesse et de soupçons , de querelles et de troubles. Cette passion insensée produit tous les effets d'une démence furieuse : celui qu'elle possède est inquiet, agité, brusque, violent et emporté contre tous ceux qui l'entourent, coupables ou innocents, esclaves ou enfants. Pour lui plus de plaisirs; il ne rencontre sous ses pas que le deuil, la tristesse et l'amertume. Au seuil du foyer domestique , sur la place publique et en voyage, un noir chagrin l'accompagne; l'aiguillon de la jalousie déchire son coeur, et une douleur poignante trouble son repos. Faut-il donc s'étonner que cette humeur sombre et (156) mélancolique amène souvent une véritable frénésie? Une seule de ces tortures si diverses et si nombreuses suffirait pour rendre un homme malheureux : que sera-ce donc si elles se réunissent pour l'attaquer et le presser sans relâche? est-il une mort plus cruelle? Oui, la plus extrême indigence, la maladie la plus douloureuse, et le supplice du glaive ou du bûcher ne sont rien en comparaison de telles souffrances : il faut les avoir éprouvées pour les comprendre.
Hélas ! il suspecte une épouse qu'il aimé, et pour laquelle il donnerait son sang; qui pourrait guérir la blessure de son coeur? Les mets de sa table lui semblent receler un perfide poison, et le sommeil ne visite jamais une couche sur laquelle il se roule dans sa douleur et dans son angoisse comme sur des charbons ardents. C'est en vain que l'amitié l'entoure, que lés affaires l'appellent, que la crainte de périls imminents le presse, et que le plaisir l'entraîne; rien ne saurait dissiper sa constante inquiétude , et le tourment qui l'agite le rend insensible à tous les maux de la vie, non moins qu'à toutes ses fêtes. Aussi Salomon avait-il bien raison d'assurer que la jalousie est inflexible comme l'enfer. (Cant. VIII, 6.) L'époux outragé, dit-il encore, est implacable dans sa fureur; il ne pardonnera pas au jour de la vengeance; les prières ne pourront le fléchir, et les présents ne le désarmeront point. (Prov. VI, 34, 35.) Tel est même le caractère particulier de cette passion que la vengeance devient impuissante à cicatriser les blessures du coeur. Plusieurs ont frappé un rival odieux, et n'ont pu bannir la douleur, ni le souvenir de l'affront reçu. Plusieurs ont égorgé une épouse soupçonnée et n'ont fait qu'alimenter la flamme qui les dévorait.
Mais si de simples soupçons sans fondement suffisent pour amener à ce triste état un époux prévenu, comment dépeindre la situation de sa malheureuse épouse? elle est mille fois plus pénible encore. Celui qui devrait être son consolateur et son soutien, dans ses peines et ses chagrins, est devenu pour elle un tyran barbare et un ennemi cruel. Infortunée ! où aller? quel asile s'ouvrira à sa détresse? et quel refuge abritera son malheur? Hélas ! tout port de salut lui est fermé; et elle se heurte aux nombreux écueils du désespoir. Ses serviteurs eux-mêmes l'humilient bien plus encore que son époux, car ils sont naturellement ingrats et soupçonneux, et ils exploitent la mésintelligence de leurs maîtres pour secouer le joug de l'obéissance, et satisfaire leurs instincts méchants. Ils peuvent mentir impunément; et ils s'étudient à entretenir par la calomnie les soupçons d'un mari jaloux; et celui-ci n'est que trop disposé à prêter une oreille facile à tous leurs rapports. Il ne sait plus distinguer la vérité d'avec le mensonge, ou plutôt il admet comme réel tout ce qui entretient son aveuglement, et rejette comme faux tout ce qui pourrait le dissiper. Ainsi cette malheureuse épouse craint et redoute ses serviteurs non moins que son mari; elle est même contrainte de céder à leur influence, et de se rendre leur esclave. Mais quand cessera pour elle l'amertume des larmes? Quelle nuit, quelle journée et quelle fête ne s'écoulent pas dans les pleurs, les gémissements et la douleur? Que dire des menaces, des insultes et des reproches dont l'accablent un époux qui se croit offensé, et une troupe de valets insolents? Elle est comme gardée à vue, et dominée par la crainte et la terreur. Tous ses mouvements sont épiés, son regard et ses paroles sont observés, et ses soupirs eux-mêmes sont interrogés avec- une scrupuleuse curiosité. Il faut donc que, froide comme un marbre, elle dévore silencieusement tous ces outrages, et qu'elle vive prisonnière et enchaînée dans sa maison. Elle ne peut faire un pas, ni dire une parole, ni pousser un soupir, sans en rendre compte aux juges corrompus qui l'entourent et la surveillent. Et maintenant mettez en parallèle, avec ces tribulations, la fortune, le luxe des festins, et le grand nombre des esclaves, l'éclat de la naissance, la splendeur des dignités, la gloire personnelle et l'illustration de la famille; ajoutez encore tout ce qui peut rendre l'existence douce et agréable, et dites-moi si en face de ces douleurs multipliées, le plaisir ne s'évanouit pas promptement tout entier : ah ! une goutte d'eau est moins perdue dans l'abîme de l'Océan !
Tels sont les maux que cause la jalousie dans le coeur d'un époux. Si elle attaque celui de la femme, et combien en voyons-nous d'exemples ! le mari sera moins malheureux, je l'avoue; quant à son épouse, elle verra ses douleurs s'accroître comme dans une progression indéfinie. Elle ne peut soutenir la lutte à armes égales; quel mari supporterait qu'on lui interdît toute sortie au dehors? Et (157) quel serviteur oserait surveiller un maître qui pourrait le châtier rigoureusement? Ainsi pour elle nulle consolation, pas même celle de l'espionnage, ou des récriminations. Et en effet son époux lui permettra peut-être quelques reproches une ou deux fois; mais si elle les renouvelle, il lui apprendra que le meilleur pour elle est de ronger son frein en silence. J'ai supposé jusqu'ici que les soupçons des deux époux sont également injustes : admettons au contraire qu'ils sont fondés à l'égard de la femme. Qui pourra l'arracher à l'implacable vengeance d'un mari offensé? Nos. lois le favorisent, et il livrera à toute leur rigueur cette femme qu'il aime avec passion. Mais est-ce lui qui est le coupable? il échappe facilement à la justice humaine, et ne ressort que du tribunal du souverain Juge. Cette certitude n'est d'ailleurs pour cette infortunée qu'une bien faible consolation; et elle s'éteint chaque jour sous l'action délétère du philtre que lui verse une main perfide. Souvent même il devient inutile d'employer tous ces charmes; le chagrin la tue, et. prévient un crime.
Je conseillerais donc à une femme de refuser tous ceux qui prétendraient à sa main, quel qu'en fût le nombre. Elle ne peut être admise à dire que les joies du mariage l'entraînent irrésistiblement, puisque ces prétendues joies ne recèlent que de véritables douleurs. Je viens de le prouver. Mais ces tribulations, dira-t-on, se rencontrent-elles dans tous les mariages? presque dans tous; tandis que l'état de virginité en est entièrement exempt. Si une épouse n'est point présentement malheureuse, elle redoute de le devenir. Et qui peut se marier sans s'exposer à tous les inconvénients du mariage? Une vierge au contraire jouit de son bonheur, et ne craint point de le perdre. Sans doute, je le reconnais, tous les époux ne sont pas jaloux; mais l'union conjugale ne connaît-elle que ces tribulations? Si vous en évitez une, vous vous heurtez contre vingt autres. Quand on suit un sentier étroit et.bordé d'épines, on ne peut se garantir des unes qu'en se déchirant aux autres; c'est ainsi que dans le mariage une souffrance évitée en amène une autre plus grande encore, et que vous n'échappez à une douleur que pour tomber dans un malheur plus sensible. Ah ! qu'il est difficile de trouver une union parfaitement heureuse !
53. Mais laissons-là, je le veux bien, tous les inconvénients du mariage, et parlons de ce qu'il offre de plus séduisant, et de ce que presque tous recherchent. Un homme est pauvre, d'une famille obscure et d'une condition vulgaire; et voilà que tout-à-coup il épouse une femme noble, riche et puissante. Eh bien ! cette union qui vous paraît si belle, ne lui apporte en réalité que les plus amères déceptions. Car si l'orgueil est le vice commun de tous les hommes , on peut assurer que dans la femme il s'accroît en raison même de la faiblesse de son sexe. C'est pourquoi elle est plus facilement orgueilleuse, et dès qu'un motif plausible semble l'excuser, elle franchit toutes limites. Comme la flamme qui dévore un bois sec et aride, elle tend toujours à s'élever, renverse toute subordination, et trouble toute harmonie. C'est en vain que Dieu a établi l'homme chef de la femme; son orgueil fier et hautain se révolte et change les rôles. L'époux devient un serviteur humble et soumis ,tandis que l'épouse marche en reine et en maîtresse. Mais n'est-ce point pour u n homme la pire des conditions , sans parler des injures, des affronts et de mille dégoûts qu'il lui faut essuyer?
54. Peu m'importe cette fierté de caractère , me répondrez-vous avec la plupart des hommes. Donnez-moi seulement une femme riche, et je me charge de la faire plier. Ce langage prouve que vous ne connaissez point la difficulté d'une telle entreprise ; et d'ailleurs le succès en, serait malheureux. Lorsque la force et la contrainte sont nécessaires pour faire obéir une épouse, il vaut encore mieux pour le bonheur du. ménage qu'elle commande. La violence détruit tout sentiment d'affection et de tendresse; et quand le dévouement et l'amour sont remplacés par la crainte et la nécessité, que devient l'union conjugale?
55. En regard de ce premier tableau, peignons celui de la femme pauvre qui a épousé un homme riche. Elle est moins sa compagne que son esclave; elle a perdu sa liberté, et l'on croirait presque que son mari l'a achetée sur la place publique. Aussi quels que soient à son égard les sévices de son époux; quelque coupable que soit sa conduite, et quelque nombreux que soit l'essaim d'odieuses rivales , il lui faut tout souffrir en silence ou quitter le domicile conjugal. Ajoutez à ces premiers malheurs la dure position que les dédains de son mari lui créent auprès des serviteurs. Loin de leur commander librement, elle vit comme (158) étrangère dans sa maison, n'use de ses propres biens que comme à titre d'emprunt, et parait moins unie à un époux qu'attachée au service d'un maître.
Admettez-vous au contraire égalité de rang et de fortune dans les deux époux. Cette égalité même rendra leur condition plus malheureuse, parce qu'elle leur laissera le même pouvoir de résistance et de contradiction. Que faire donc en présence de ces graves et nombreuses difficultés ? Il est inutile de citer les quelques mariages qui en sont exempts , puisqu'ici le malheur est la règle générale, et que le bonheur n'est qu'une rare exception. Mais autant il est difficile que ces tribulations diverses ne se rencontrent plus ou moins dans toute union conjugale, autant il est certain que la virginité nous en préserve.
56. Nous venons de voir que sous l'illusion et l'apparence du bonheur le mariage recèle les plus amères tribulations : et maintenant que dire des maux évidents pour tous et que nul ne conteste ? Et d'abord la femme, en devenant épouse etmère , n'a plus à redouter pour elle seule les coups de la mort; elle tremble pour son époux, ses enfants et ses petits-fils. Plus sa famille s'étend et se multiplie, et plus elle sent augmenter ses craintes et ses inquiétudes. Un revers de fortune, une maladie et un accident quelconque l'affligent et la désolent non moins que ceux qu'ils atteignent. Si elle survit à tous ses enfants, quelle n'est point sa douleur et son affliction ! Si la mort en épargne quelques-uns, leur présence lui devient une faible consolation, car elle craint sans cesse de les perdre, et cette crainte est plus douloureuse que le regret même de ceux qui ne sont plus. Le temps adoucit à l'égard des morts l'amertume des larmes et de la séparation; mais l'inquiète sollicitude d'une mère se nourrit et s'accroît par la vue même du fils qu'elle tremble de perdre, et elle l'accompagne jusqu'au tombeau.
Si notre faiblesse succombe sous le poids de nos malheurs personnels, que sera-ce quand nous y aurons joint ceux de toute une famille ! D'ailleurs il arrive souvent que des femmes nobles et élevées délicatement, et mariées à des hommes riches et puissants, connaissent l'adversité avant le bonheur. Le malheur s'est précipité soudain sur leur maison comme une tempête subite, et l'infortune les a enveloppées dans le naufrage de leur époux. C'est ainsi que vierges elles étaient heureuses, et qu'épouses elles sont malheureuses. Vous m'objecterez peut-être que ces grands revers ne sont ni communs, ni inévitables, et moi je vous répondrai que pas un mariage n'en saurait être entièrement exempt; ou ils vous atteignent, ou vous craignez qu'ils ne vous arrivent, et toujours vous en souffrez cruellement. Mais la virginité est trop élevée pour en redouter le choc, et même la simple menace.
57. Mais, je le veux bien encore, ne parlons plus de ces maux qui sont comme accidentels dans le mariage, et discutons ceux qui en sont inséparables. Quels sont-ils? d'abord les douleurs de l'enfantement, et l'éducation des enfants : je dois même, pour plus d'exactitude, remonter jusqu'aux jours qui précèdent le mariage. Au reste, il faudrait avoir éprouvé toutes ces tribulations pour en parler sciemment. Le temps des fiançailles approche, et avec lui les soucis et les inquiétudes. Quel est l'homme auquel on va s'unir? Sa réputation est-elle intacte, et son caractère heureux? Est-il trompeur et arrogant, emporté et jaloux? peut-être est-il commun dans ses manières, peu instruit, méchant, dur, ou sans énergie d'action et de volonté? Sans doute, toutes les femmes ne font pas un mauvais choix, mais toutes peuvent appréhender de mal rencontrer; et parce que l'avenir leur est inconnu, elles flottent entre la crainte et l'espérance. Aussi les voyons-nous agitées de mille pensées, se troubler de tout, et s'alarmer d'un rien. Mais une agréable illusion peut également leur offrir les plus riantes perspectives. Ah ! vous ignorez que l'attente d'un bien est moins douce que la crainte d'un mal n'est pénible. Une pleine et entière certitude nous fait seule goûter un bonheur parfait; et il suffit de craindre un malheur pour en éprouver d'avance toutes les amertumes. L'esclave exposé en vente s'inquiète de connaître son nouveau maître; ainsi la jeune fille, à la veille de se marier, sent son coeur ému et troublé comme la nacelle que les vagues agitent. Cependant ses parents n'ont pas encore fixé un choix, qui change chaque jour. Hier un prétendant avait triomphé de ses rivaux , et aujourd'hui il est vaincu par un second qui demain sera lui-même renversé. Souvent encore, au moment même du mariage, le futur époux est éconduit, et sa fiancée donnée à un autre.
Cependant n'allez point croire que de son côté l'homme soit exempt de toute (159) préoccupation. Une femme peut assez facilement savoir quelque chose de son futur époux, tandis que la retraite où elle vit, dérobe à celui-ci toute connaissance de son caractère et de ses mœurs. Telles sont les tribulations des jours qui précèdent le mariage; et quand le moment décisif arrive, l'inquiétude de l'avenir alarme la jeune épouse, et trouble sa joie. Elle craint de déplaire à son mari dès le soir même de leurs noces, et de ne point réaliser toutes ses espérances. Est-il donc si rare de voir dans le mariage le mépris succéder à l'amour? Lorsqu'une union conjugale commence sous de si tristes auspices, quel avenir s'ouvre devant les deux époux. Mais la femme, direz-vous, est belle et pleine d'attraits. Je l'accorde, et néanmoins elle ne saurait bannir tout fâcheux pressentiment. Eh ! combien d'épouses, riches de tous les dons de la nature, n'ont pu captiver le cœur d'un mari, et se sont vues supplantées par d'indignes rivales ! Ajoutez maintenant les chagrins qui accompagnent le paiement de la dot. Le beau-père qui donne sans recevoir, ne paie qu'avec répugnance, et le gendre, qui voudrait tout avoir, exige poliment tous ses droits. Et au milieu de ces débats, sa jeune épouse rougit de honte, et ne voit plus dans son époux qu'un impitoyable créancier.
Mais ces difficultés sont à peine surmontées que soudain la perspective d'une honteuse stérilité vient l'effrayer. Elle ne redoute pas moins une trop grande fécondité, et l'incertitude de l'avenir la trouble de tous côtés; devient-elle mère, sa joie n'est point sans inquiétudes, car dans le mariage, nul plaisir n'est pur et parfait. Elle craint donc, pour l'enfant qu'elle porte, les suites de quelque accident, et, pour elle-même, les périls de la maternité. Plusieurs années s'écoulent-elles sans espérance d'héritier, elle devient timide, troublée et comme toute confuse de sa stérilité. Le moment de la délivrance est-il au contraire arrivé; elle n'enfante qu'avec des douleurs qui suffiraient pour faire évanouir toutes les joies du mariage. Cependant ces douleurs déjà si aiguës s'accroissent de nouvelles et bien cruelles angoisses ; elle redoute de donner le jour à une fille au lieu d'un garçon, ou à un enfant infirme et contrefait, au lieu d'un enfant fort et bien constitué. Cette crainte n'est pas le moindre de ses maux, tant elle s'inquiète de déplaire à son mari, même dans un événement qui ne dépend pas d'elle. Aussi oublie-t-elle alors le soin de sa propre conservation pour ne songer qu'à ce qui peut faire la joie de son époux.
Mais l'enfant est né heureusement, et déjà il s'annonce par un premier cri : eh bien ! voici venir d'autres soucis; ceux de sa santé et de son éducation. Je lui suppose un esprit facile, et d'heureuses dispositions pour le bien, motif nouveau de craindre pour lui une mort prématurée, ou la séduction du mauvais exemple. Car si un mauvais naturel se corrige, un bon peut également se pervertir. Mais alors quelle cruelle déception ! et quelle triste réalité succède à l'illusion de l'espérance ! Admettez, au contraire, que tout semble garantir une pleine sécurité, et promettre une heureuse persévérance, arracherez-vous la crainte du cœur des parents, cette crainte qui, toujours vive et pressante, empoisonne leurs joies? — Mais tous les mariages ne sont pas féconds, je l'accorde; et votre objection prouve seulement que la stérilité est une des mille tribulations du mariage. Ainsi que le mariage soit fécond, ou stérile, et que les enfants soient vertueux, ou vicieux, il n'en est pas moins une source de peines et d'inquiétudes. Pourrions-nous donc vanter le bonheur d'une union conjugale, puisqu'en la supposant heureuse, il faut toujours craindre que la mort n'en brise les liens et les douceurs. Que dis-je? c'est un malheur certain et inévitable, car il est comme impossible que les deux époux expirent le même jour et au même instant. Si l'époux perd son épouse, après plusieurs années de mariage, ou après quelques mois seulement , il ne trouve plus dans la vie qu'une mort cruelle et prolongée. Car ou son isolement lui devient d'autant plus douloureux que le laps des années l'avait accoutumé aux douceurs de l'union conjugale; ou ses regrets s'augmentent de toute l'ardeur d'un premier amour, et de toute l'énergie d'un désir qui a été trompé. Ainsi deux causes opposées et contraires le rendent également malheureux. Faut-il signaler encore les séparations momentanées que nécessitent les voyages, et les maux qu'elles produisent. Vous en accusez donc le mariage? me dira-t-on, certainement, et avec raison. Eh ! combien d'épouses l'absence d'un mari ne rend-elle point malades par chagrin, et par inquiétude ! Cette même présence qui faisait leur bonheur, cause leur malheur quand un voyage, les en prive. Mais enfin taisons-nous là-dessus, et ne jugeons pas trop sévèrement (160) l'état du mariage. Il est toutefois un reproche auquel il ne peut échapper : lequel ? celui de nous créer en pleine santé les soucis et les inquiétudes que nous apportent le lit et la maladie.
58. Mais, supposons par impossible, un mariage qui réunisse toutes les conditions de bonheur. Les enfants sont nombreux, distingués et vertueux ; la femme est belle, modeste et le modèle des mères de famille; l'union des cours est parfaite, la vieillesse heureuse, la famille noble et illustre, et les emplois hauts et élevés. Ajoutez encore que l'inquiétude de l'avenir, ce ver rongeur de tout bonheur humain, n'atteint point ces fortunés époux, qu'ils ne connaissent ni la crainte, ni le chagrin, ni la douleur, qu'ils sont assurés de mourir au même instant, et de couronner une longue vie par la plus grande comme par la plus douce des jouissances, celle de laisser de dignes héritiers; quel sera le résultat final de tous ces avantages? etque recueilleront-ils au delà du tombeau de toutes ces prospérités de la vie? Et en effet une nombreuse postérité, une épouse belle et aimable, une union heureuse, et une longue vieillesse ne nous seront d'aucune utilité auprès du souverain Juge, et en présence des biens véritables de l'éternité. Toute la félicité du mariage n'est donc qu'une ombre et qu'un songe, puisque ce bonheur passé ne doit point nous suivre dans cette éternité qui s'ouvrira devant nous, et que sa jouissance, ou sa privation ne seront comptées pour rien. Je suppose, que, dans le cours d'une vie de mille ans, vous ayez pendant une seule nuit, fait un rêve délicieux, vous estimeriez-vous beaucoup plus heureux que celui qui n'aurait pas eu ce rêve ? Mais que dis-je ? Le bonheur du ciel diffère plus.de toutes les joies de la terre qu'un rêve de la réalité; et une seule nuit est plus longue dans une vie de mille ans, que cette même vie comparée à l'éternité. La virginité au contraire possède des avantages réels, grands et durables. Il importe de les examiner en détail.
59. La vierge qui se consacre à Dieu, ne craint aucune erreur dans le choix de son époux. Car cet époux est un Dieu, et non un homme; il est Seigneur et Maître souverain, et non un simple serviteur. Voilà pour les personnes; et quant aux biens qui constitueront sa dot, ce ne seront ni des esclaves, ni des terres, ni des trésors, mais les richesses du ciel et de l'éternité. Enfin une épouse redoute la mort qui doit et lui enlever sa fortune, et l'arracher des bras de son époux. Une vierge au contraire désire la mort et s'ennuie de la vie. Il lui tarde de voir son céleste Epoux, et de partager sa gloire.
60. La pauvreté n'est point pour une vierge, comme pour une femme mariée, une cause de défaveur auprès de son époux : elle ne lui en devient que plus chère, si elle supporte patiemment son indigence. Ici encore l'on ne considère ni l'illustration du sang, ni la beauté du corps, ni tous ces avantages que le monde estime; et ne fût-elle qu'une pauvre esclave, elle n'est point rejetée : une belle âme lui suffit pour obtenir la première place dans le cour du divin Époux. Ajoutez qu'elle ne connaît ni l'anxiété de la jalousie, ni les regrets d'une plus brillante alliance, puisque nul n'est semblable à son époux, et ne peut même en approcher. Dans le mariage au contraire, quelque riche et quelque puissant que soit le mari, sa femme en trouvera toujours une autre mieux partagée. Elle se croira donc malheureuse, car la comparaison des avantages qu'elle ne possède point, amoindrira ceux dont elle jouit. Enfin j'admets que son coeur, soit rassasié par la plénitude du luxe, des richesses et des plaisirs; combien peu de femmes atteignent ce prétendu bonheur ! Eh ! ne voyez-vous pas que la plupart des hommes vivent dans le travail, la peine et les privations? Elles sont donc en si petit nombre, ces femmes privilégiées, qu'il est facile de les compter; et même elles ne se plongent ainsi dans les délices que contrairement à la loi divine. Car, comme je l'ai prouvé, il n'est permis à personne de vivre dans les délices.
61. Mais je veux bien encore discuter avec vous et supposer que cette défense n'existe point. Oui, je vous accorde que ni Saint Paul, ni aucun prophète n'a condamné une vie molle et luxueuse, et je vous demande quels avantages vous produisent vos trésors ? Au dehors ils excitent contre vous l'envie et
62. J'admets cependant que vous soyez à ce sujet sans crainte et sans inquiétude, et je vous demande à quoi vous sert tout ce luxe. — Il m'attire les regards et l'admiration. — Oui, c'est votre parure qui attire les regards; mais votre personne ne provoque que le dédain et la raillerie, car on vous reproche un faste au-dessus de votre condition. Si la nature vous a douée de grâces et de beauté, la somptuosité de votre parure en détruit l'aimable simplicité et en ternit l'éclat. Si au contraire la nature vous a peu favorisée, vous cherchez vainement à couvrir ces disgrâces sous une éblouissante parure : tout ce luxe et toute cette recherche n'aboutissent qu'à les faire mieux ressortir. L'éclat de vos mille pierreries ne rayonne sur vos défauts corporels que pour les présenter au grand jour, tout comme dans un tableau le jeu de la lumière fait remarquer les objets sombres et hideux. C'est ainsi encore que la difformité de la taille se dessine plus nettement sous lés plis d'une robe richement nuancée, et que l'art et l'industrie la plus délicate, loin de dissimuler les défauts de la figure; les font encore ressortir par la comparaison qu'elles donnent lieu d'établir entre la parure empruntée et factice, et la laideur naturelle d'une personne. Ces étoffes chargées d'or, ces pierreries tout étincelantes, et tout ce luxe que vous étalez, me représentent assez bien un robuste et vigoureux athlète qui repousserait dédaigneusement un nain difforme et disgracieux. N'est-ce pas en effet ce qui vous arrive? On admire votre parure, mais on la sépare de votre personne : et vous ajoutez ainsi le ridicule à votre laideur première.
63. Mais la parure de la vierge est tout intérieure et toute spirituelle : aussi ne saurait-elle jamais lui nuire. L'incomparable beauté de la sainte virginité corrige en elle les disgrâces de la nature ou en relève les charmes et les agréments. L'or et les diamants, les plus somptueuses étoffes , et les fleurs les plus délicates ne parent point son corps d'un vain et fut-il éclat; mais son âme brille par les charmes divins dont l'embellissent le jeûne et les veilles, la douceur et la modestie, la force et l'humilité , la patience , la pauvreté et le mépris des richesses. Son regard est si suave et si limpide qu'il lui gagne l'affection des Anges et celle de Dieu; il est si pur et si pénétrant qu'il lui est donné de contempler l'éternelle beauté, il est enfin si doux et si serein qu'il ne s'irrite jamais et qu'il ne considère même un ennemi qu'avec bonté et bienveillance. Bien plus, l'humble modestie de ce regard arrête l'oeil trop hardi du libertin , et le saisit lui-même de honte et de respect. Nous voyons une esclave reproduire , même involontairement, les vertus d'une sage et prudente maîtresse, c'est ainsi que le corps de la vierge chrétienne reflète au dehors la sainte beauté de son âme; en elle le regard et la parole , le vêtement et la démarche obéissent aux règles sévères du recueillement intérieur. Un parfum précieux laisse échapper du vase qui le contient un arôme exquis et répand au loin les plus odorantes émanations : de même dans la vierge, la secrète vertu de l'âme se trahit au dehors par une douce suavité. La chasteté gouverne tous ses sens, comme avec un frein d'or, et les contient dans l'ordre. La langue ne prononce aucune parole peu réservée, l'oeil s'interdit tout regard peu modeste, et l'oreille se ferme à tout entretien peu décent, la démarche elle-même évite toute mollesse et toute afféterie ; elle sait être simple sans paraître affectée. Quant aux habits , cette même chasteté en retranche toute parure inutile, et elle répand sur le visage une douce gravité. Ainsi la vierge chrétienne se montre toujours sérieuse , réservée et plus portée aux larmes qu'aux éclats de la joie.
64. Mais gardez-vous bien de considérer ces larmes comme mêlées de tristesse et d'amertume. Elles sont plus douces que tous les plaisirs du monde ; et si vous en doutez, écoutez saint Luc qui nous dit que les apôtres, ayant été battus de verges, s'en allèrent pleins de joie hors du conseil. (Act. V, 40. ) Sans doute un tel supplice ne pouvait produire par lui-même la joie et l'allégresse, et il ne devait amener que la souffrance et la douleur. Qui le nie ? mais la foi est plus puissante que la nature ; et si, dans les apôtres, elle a changé les supplices en délices, pourquoi ne rendrait-elle pas douces et suaves les larmes de la vierge chrétienne ? C'est ainsi encore que Jésus-Christ lui-même appelle son joug doux et léger, quoiqu'il nous dise que la route qui (162) mène au ciel est étroite et pénible. Et en effet, cette route est naturellement difficile, mais le zèle et l'espérance la rendent aisée et facile. Aussi voyons-nous ceux qui ont choisi la voie étroite, marcher avec plus d'ardeur que ceux qui ont préféré la voie large et commode. Ce n'est point que nul obstacle ne se rencontre sous leurs pas; mais leur courage les élève au-dessus de toute affliction, ils paraissent invulnérables à la douleur. Oui, la virginité a, elle aussi , ses tribulations; mais qu'elles sont légères, si on les compare à celles du mariage !
65. Une vierge, durant tout le cours de sa vie, éprouvera-t-elle aucune affliction qui approche des douleurs de l'enfantement? et ces douleurs, une épouse les voit se renouveler presque chaque année. Tel est même alors l'excès de ses souffrances que 1'Ecriture nomme douleurs de l'enfantement l'exil et la famine, la peste et les plus affreuses calamités. C'est que Dieu les a imposées à la femme, comme punition de son péché; tu enfanteras, lui a-t-il dit, dans la douleur (Gen. III, 16), cette malédiction ne saurait atteindre la vierge; et l'épouse seule y est soumise, parce que seule elle a transgressé la loi.
66. Mais une femme mariée ne jouit-elle point de se montrer en public sur un char que traînent deux mules magnifiques? — Triste jouissance et sotte vanité. C'est préférer les ténèbres à la lumière, l'esclavage à la liberté et la pauvreté à la richesse. Cette femme s'est habituée à ne plus faire usage de ses pieds ; et de là que de contrariétés! Elle ne saurait sortir ni selon ses désirs , ni même toutes les fois qu'elle en aurait besoin; elle demeure renfermée dans sa maison, comme ces estropiés qui ne peuvent se mouvoir. Son mari a-t-il employé les mules à quelqu'autre service; la voilà qui s'irrite, se fâche, et puis garde un silence boudeur. Elle-même a-t-elle oublié de les demander; la voilà qui tourne son dépit contre elle-même, et qui se consume de chagrin. Eh ! ne vaudrait-il pas cent fois mieux faire usage de ses pieds, comme Dieu le veut, que de se créer par mollesse tant de peines et de contrariétés ?Ajoutons encore que ces chances de captivité se multiplient par la maladie d'une des deux mules ou- de toutes les deux, et par la saison assez longue de les mettre au vert. Ainsi cette belle dame reste comme une prisonnière dans ses appartements ; et les affaires les plus urgentes ne peuvent l'en tirer. — Mais alors, direz-vous , elle évite une foule importune, et des regards qui la feraient rougir. — Ah ! vous ignorez ce qui exposé et ce qui garde la pudeur de la femme. Ce qui la garde, ce n'est point la solitude, mais la chaste gravité des sens et des manières; ce qui l'expose, ce n'est pas la foule au milieu de laquelle on se montre, mais la légèreté du caractère et des manières. Aussi combien de femmes qui secouent cet esclavage d'une honteuse mollesse et ne craignent point de paraître en public et qui, loin de s'exposer au moindre soupçon, font admirer leur modestie ! Leur vertu se reflète au dehors par la simplicité de la démarche et de la parure. Combien au contraire que la retraite ne soustrait point à une mauvaise renommée !car la solitude favorise le mal et le secret invite à la légèreté.
67. Mais n'est-il point doux , direz-vous encore, de commander à une foule de domestiques? - Triste plaisir, ou plutôt soucis continuels. L'un d'eux est-il malade, vous êtes inquiète; et s'il vient à mourir, vous êtes troublée et affligée. — Nullement, répondrez-vous; et même je ne me préoccupe point de choses plus graves, comme de surveiller ma maison, d'exciter la paresse de mes gens , d'apaiser leurs querelles, et de maintenir parmi eux l'ordre et les bonnes moeurs. — Eh bien ! qu'arrivera-t-il, si dans le nombre de vos esclaves il s'en trouve une seule dont la rare beauté attire le coeur de votre époux, ou seulement même ses regards, et c'est ce qui se voit presque nécessairement, car les riches recherchent les belles esclaves. Or, je vous le demande, pourrez-vous sans douleur descendre au second rang dans l'amour, ou dans l'estime de votre époux? Mais si les prétendus avantages du mariage recèlent tant d'afflictions , que sera-ce des peines avouées de cet état ?
68. Cependant la vierge est à l'abri de ces mille tribulations : sa modeste demeure ne connaît ni le tumulte, ni les cris d'un nombreux domestique; et sa solitude, où règne un paisible silence, lui est un port tranquille et assuré : que dirai-je de la sérénité de son âme ! Elle est plus profonde que le calme qui l'environne. Car la vierge s'élève au-dessus de tous les intérêts de la terre; et Dieu seul devient l'objet de ses contemplations, non moins que de ses entretiens. Aussi, qui pourrait mesurer l'étendue de son bonheur, et quelle parole humaine exprimerait sa joie? Ceux-là seuls qui (163) placent en Dieu toutes leurs délices, savent combien elle est heureuse , et combien sa félicité s'éloigne de toute comparaison.-L'éclat de l'or, me direz-vous, réjouit notre oeil. — Et moi, je vous répondrai que la splendeur du ciel est mille fois plus agréable ; et ne rayonne-t-il pas plus délicieusement à nos regards que l'or, l'argent et les diamants, tout comme l'or lui-même l'emporte sur le plomb et sur l'étain? Ajoutez encore que la possession des richesses est pleine d'inquiétudes , tandis que la vue du ciel est libre de toute sollicitude , et nous affranchit des soucis de l'avarice. — Mais nous ne voulez pas élever vos regards vers le ciel. — Alors je vous le dis à votre honte , ainsi que s'exprime l'Apôtre : contemplez sur nos places publiques cet or dont vos yeux et votre coeur sont épris. Hélas ! je m'égare, et je ne m'aperçois pas que presque tous les hommes rejettent de faciles jouissances pour ne concentrer leurs joies que dans la peine, l'inquiétude et l'affliction ; car, pourquoi cet or et cet argent qui resplendissent sur le forum ne flattent-ils point votre regard, comme si vous les aviez en bourse? L'éclat en est cependant ravissant, et la vue en est libre et permise. Ah ! c'est que cet or et cet argent ne vous appartiennent point; et que vous n'aimez que celui que vous possédez. C'est donc l'avarice seule qui fait briller l'or à vos yeux; autrement, si c'était sa valeur intrinsèque, il vous plairait en tous lieux.
Serait-ce son utilité qui vous charmerait? mais le cristal est plus utile, puisque les riches le préfèrent pour en faire des coupes. Celles même qu'un excès de luxe fait ciseler en or, ou en argent, ne servent qu'à enchâsser une coupe de cristal : en sorte que celle-ci est reconnue plus utile et plus commode, et que celle-là n'est employée que comme un ornement, et une satisfaction donnée à la vanité. Mais que signifient ces mots : le mien et le tien. Véritablement, lorsque j'en pèse le sens, je n'y trouve que néant et vanité. Et en effet que de gens perdent, de leur vivant, ce droit de propriété ! et s'ils le conservent pendant la vie, peuvent-ils empêcher que la mort ne le leur ravisse violemment? Or, cela est vrai non-seulement de l'or et de l'argent, mais des bains, des jardins et des palais. L'usage en est commun à tous ; et l'unique avantage du propriétaire est l'obligation d'un onéreux entretien. Le peuple en jouit gratuitement, tandis que le propriétaire est contraint d'acheter cette même jouissance au prix de mille peines et de mille inquiétudes.
69. Peut-être enviez-vous aux riches la somptuosité de leurs festins, le nombre des plats, la délicatesse des vins, la pompeuse ordonnance de la table, et la foule des convives et des flatteurs : mais apprenez que leur sort n'est pas meilleur que celui du cuisinier. Ce dernier craint les reproches de son maître, et, au milieu de toute cette somptuosité, le maître redoute la critique de ses convives. Ainsi, sous un rapport ils sont égaux; mais sous un autre, le maître est bien plus malheureux, car ses censeurs ne deviennent que trop souvent des rivaux implacables, dont la basse jalousie le poursuit jusqu'à une ruine entière.-Qu'importe, direz-vous? du moins les plaisirs de table sont de joyeux plaisirs. — Ah ! parlez-vous ainsi quand vous sortez de ces brillantes orgies l'estomac surchargé, la tête appesantie, les yeux éblouis et tout le corps affaibli et languissant ; et plût à Dieu que vous n'eussiez à endurer que ces douleurs passagères ! mais qui pourrait énumérer toutes les maladies incurables dont ces festins sont la source et le principe? La goutte, la paralysie, l'hydropisie, et mille autres infirmités punissent le riche de son intempérance, et le conduisent au tombeau par une recrudescence de douleurs et de souffrances. Et maintenant, quels plaisirs peuvent compenser de pareils maux? et qui, pour les fuir, n'embrasserait la vie la plus dure?
70. La frugalité n'a rien à craindre de ces terribles maladies, et elle est la mère d'une heureuse santé. J'ajoute même que si vous cherchez le plaisir, vous l'y trouverez bien plus que dans l'intempérance. Elle est en effet un préservatif assuré contre ces maux innombrables qu'enfante la débauche, et dont un seul suffit pour ruiner toutes les jouissances possibles. De plus, en aiguisant l'appétit, elle sait rendre nos repas délicieux ; or, l'appétit est un fruit de la frugalité, et non de la satiété; c'est à la table du pauvre, et non à celle du riche qu'il vient assaisonner une nourriture commune bien mieux que les plus habiles cuisiniers. Le riche s'étudie à prévenir les besoins de la faim et de la soif, et même la nécessité du sommeil : mais le pauvre, qui ne cède qu'aux cris de la nature, trouve un plaisir réel à la satisfaire. C'est ainsi que Salomon vante la douceur du sommeil de l'esclave. Il s'endort avec délices, dit-il, qu'il ait beaucoup (164) ou qu'il ait peu mangé. (Ecclé. V, 11.) Est-ce que l'esclave repose sur une couche délicate? le plus souvent son lit est la terre nue, ou un peu de paille. Est-ce qu'il est libre pendant son sommeil? mais il sait bien qu'aucun instant de la nuit comme du jour ne lui appartient. Est-ce enfin parce qu'il peut se promettre désormais une condition plus tranquille? mais il n'ignore pas que sa vie entière ne doit être qu'une continuité de peines et de souffrances. Qui lui procure donc un si doux sommeil? le besoin de la nature qui l'y force impérieusement. Le riche, au contraire, ne connaît point d'autre repos que l'assoupissement de l'ivresse, et il ne trouve sur un moelleux duvet que l'agitation et la souffrance.
71. Il me serait facile de continuer ce tableau et de montrer combien plus honteuses et plus dangereuses sont pour l'âme que pour le corps les maladies qu'engendre l'intempérance. Et en effet quiconque se livre aux délices de la table, devient mou, efféminé et orgueilleux, arrogant, impudique et colère, dur, égoïste , avare et incapable de toute action bonne et honnête. La frugalité au contraire enseigne les vertus opposées. Mais mon sujet m'entraîne, et je reprends l'explication des paroles de l'Apôtre. Je n'ajoute donc qu'un seul mot. Si les jouissances du mariage recèlent tant de maux pour l'âme et pour le corps, que penser, et que dire des mille tribulations qui lui sont inhérentes, la crainte des magistrats, le soulèvement du peuple, les embûches des jaloux, et les attaques des envieux? Tous ces périls environnent les riches, et les femmes surtout en sont d'autant plus affectées,, qu'elles les supportent avec moins dé courage.
72. Mais l'homme lui-même n'est point privilégié contre ces dangers; et si le pauvre qui se contente de peu , ne redoute point les caprices de la fortune, le riche qui vit parmi les aises et les délicatesses du luxe, préférerait la mort à une indigence qu'il ne saurait supporter. Aussi l'Apôtre dit-il en parlant des époux : Qu'ils souffriront des tribulations dans leur chair. Or, ajoute-t-il, je voudrais vous les épargner, car le temps est court. (I Cor. VII, 28, 29.)
73. Eh ! quel rapport, direz-vous, cette parole offre-t-elle avec le mariage? un rapport intime: car, puisque d'un côté le mariage n'est institué que pour la vie présente, et qu'il sera inconnu dans le ciel, et puisque de l'autre le cours des siècles se précipite vers son terme,
et que la résurrection est pour ainsi dire à nos portes, ce n'est plus le moment de rechercher les plaisirs, ni d'amasser des richesses. Toute notre préoccupation doit être de nous acquérir les biens réels de l'éternité. La jeune fille qui n'a point encore quitté le toit paternel, ni le regard de sa mère, peut se livrer aux amusements de son âge, et donner à des puérilités et à des jouets une grave attention, et une sévère vigilance. Elle les tient sous clé, et elle en dispose à son gré. On dirait une mère de famille occupée d'affaires importantes. Mais le mariage lui amène bien d'autres sollicitudes. Elle abandonne la maison paternelle, rejette. tous les amusements de son enfance, et se livre tout entière à la surveillance de sa maison, de ses domaines et d'un nombreux domestique. Désormais tous ses soins seront de plaire à son époux, et de remplir ses devoirs d'épouse. Et nous aussi, nous avons atteint l'âge des occupations sérieuses; il nous faut donc dire adieu à tous ces intérêts terrestres qui furent comme les jouets de notre jeune âge, et ne plus songer qu'à la gloire du ciel, et aux splendeurs de l'éternité. Car nous sommes fiancés à un époux qui pour preuve de notre amour exige le sacrifice de tous ces frivoles amusements et même celui de notre vie. Nous devons bientôt quitter ce monde, pourquoi donc nous attacher à ces biens périssables ? Bientôt nous échangerons l'humble demeure de la terre contre le palais brillant des cieux; et nous nous préoccuperions encore de quelques ustensiles de bois, ou d'argile ! Oui, le moment est venu de ne plus songer aux choses d'ici-bas, et de concentrer toute notre attention sur les choses d'en-haut. N'entendez-vous pas cette parole de l'Apôtre : Nous sommes plus prés de notre salut que lorsque nous avons reçu la foi : la nuit est déjà avancée, et le jour s'approche. Le temps est court; ainsi il faut que ceux mêmes qui .? ont des femmes, soient comme s'ils n'en avaient point. (Rom. XIII, 11, 12; I Cor. VII, 29.) Pourquoi donc tant se préoccuper de contracter par le mariage des liens qui bientôt seront brisés? pourquoi amasser des richesses, acheter de, vastes domaines et s'entourer de toutes les jouissances de la vie, puisqu'ici-bas tout est éphémère et caduc? Le criminel qui doit comparaître devant le tribunal où se décidera pour lui une question de vie, ou de mort, oublié la tendresse d'une épouse, les besoins du corps, (165) et toute autre affaire, afin de ne songer qu'à sa défense; de même le chrétien qui doit comparaître devant le Seigneur, et lui rendre compte de ses pensées, de ses paroles et de ses actions, serait insensé de s'attacher encore aux . biens de ce monde, à ses joies ou à ses tristesses. L'attente de ce jour terrible peut seule occuper sagement son esprit.
Jésus-Christ a dit : Si quelqu'un vient avec moi, et ne hait point son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple; et celui qui ne porte pas sa croix, et ne me suit pas, ne peut être mon disciple. (Luc. XIV, 26, 27.) Vous, cependant, vous recherchez les plaisirs de la chair, et les délicatesses d'une vie molle et efféminée. Le Seigneur est proche, nous dit l'Apôtre, ne vous inquiétez donc de rien (Phil. IV, 5, 6); et la soif des richesses tourmente votre âme ! Le royaume des cieux approche; et vous n'ambitionnez que le luxe de la table, les vastes palais et toutes les jouissances de la vie ! La figure de ce monde passe; et, oublieux des biens de l'éternité, vous vous fatiguez à ramasser ceux de la terre ! Oui, bientôt il n'y aura pour tous les hommes ni mariage, ni famille, ni plaisirs de la chair, ni union conjugale; bientôt s'évanouiront leurs trésors et leurs possessions; et les arts eux-mêmes, l'agriculture, le commerce et la navigation disparaîtront sous les ruines de nos demeures et de nos cités. La face de l'univers sera renouvelée, et tout ce qui est mortel périra, car la figure de ce monde passe. Pourquoi donc, comme si la vie de la terre devait être éternelle, nous consumer inutilement pour acquérir des biens que peut-être nous quitterons avant la fin du jour? Pourquoi préférer le travail et la fatigue au calme et au repos que Jésus-Christ nous promet? N'est-ce pas lui qui nous dit par la bouche de l'Apôtre : Je veux que vous soyez sans inquiétudes; celui qui n'est point marié s'occupe du soin des choses du Seigneur ? (I Cor. VII, 32.)
74. Mais l'Apôtre, direz-vous, ne nous délivre d'une inquiétude que pour nous plonger dans une autre. — Et moi, je vous assure que s'inquiéter pour le ciel c'est une inquiétude bien douce, de même que souffrir pour Jésus-Christ est une aimable souffrance. Sans doute, nous souffrons, car nous restons hommes; mais l'ardeur de l'esprit surmonte les répugnances de la nature, et nous fait aimer la souffrance: Il est juste de nommer inquiétude l'acquisition pénible d'un bien que peut-être nous ne posséderons jamais, ou du moins dont nous ne jouirons que quelques instants; mais est-il raisonnable d'appeler de ce nom le travail qui nous procure des fruits certains et immortels? Au reste, telle est ici la différence de la paix et du succès, que la possession du ciel nous devient mille fois plus aisée et plus facile que celle de toutes les jouissances de la terre. Il est inutile d'en réitérer la preuve, et il suffit de répéter avec l'Apôtre : Celui qui n'est point marié, s'occupe du soin des choses du Seigneur; et celui qui est marié s'occupe du soin des choses du monde (I Cor. VII, 32, 33). Or, le monde passe, et Dieu est éternel. Cela ne suffit-il pas pour démontrer l'excellence de la virginité, puisqu'elle s'élève au-dessus du mariage autant que Dieu lui-même est supérieur à sa créature? Comment donc l'Apôtre permet-il un état qui nous rive à mille inquiétudes, et nous éloigne du salut? il le permet sans doute, mais il veut que ceux mêmes qui ont des épouses soient comme s'ils n'en avaient.pas, afin que dans tous les temps les époux puissent conserver quelque liberté. Et en effet si le lien conjugal est indissoluble, il n'est point défendu de le rendre moins dur. C'est ce qui arrive quand les époux retranchent généreusement ces mille inquiétudes que notre lâcheté ajoute à celles qui sont inhérentes au mariage.
75. Voulez-vous mieux comprendre encore ces paroles de l'Apôtre: avoir une épouse et vivre comme si l'on n'en avait pas? Examinons ensemble la conduite de l'homme qui s'est voué à la sainte virginité : il s'inquiète peu d'acheter de nombreux esclaves, d'amasser des trésors , de réunir de riches parures, de bâtir des palais magnifiques, et d'agrandir ses vastes domaines ; il dédaigne toute cette vaine opulence : un simple vêtement, et une nourriture commune suffisent à son bonheur. Or, l'homme marié peut imiter cette sage tempérance, car ce précepte de l'Apôtre : Ne vous refusez point l'un à l'autre, ne concerne que le devoir du mariage; et c'est seulement en ce point que les deux époux sont soumis l'un à l'autre. Mais pour ce qui regarde l'habillement, la nourriture et mille autres détails de la vie, chacun demeure entièrement libre. Ainsi l'époux peut, sans l'agrément de son épouse , (166) s'abstenir de vivre délicatement, et de s'occuper d'une multitude de soins superflus. Rien non plus n'oblige une femme à aimer la parure, la vaine gloire, à porter le joug de mille préoccupations frivoles. J'ajoute qu'ici le langage de l'Apôtre est juste et légitime, parce que la nature exige l'accomplissement du devoir conjugal : c'est pourquoi cet acte est privilégié et commandé, de sorte qu'un dés époux n'a pas le droit d'en priver l'autre; mais la paresse seule et la mollesse, et non la nature, enfantent l'amour des plaisirs, la recherche du vêtement et les mille frivolités du luxe. Aussi dans toutes ces choses les époux sont-ils indépendants l'un de l'autre. Etre marié, et se conduire comme si on ne l'était point, c'est donc s'épargner tous les soucis qu'exigent la parure et la sensualité d'une femme, et se borner aux soins raisonnables d'un modeste entretien et d'une table frugale; et l'Apôtre lui-même nous explique sa pensée quand il ajoute : Que ceux qui pleurent, soient comme s'ils ne pleuraient pas; et ceux qui jouissent de grandes richesses, comme s'ils n'en jouissaient pas. (I Cor. VII, 30.) Et en effet celui-là ne recherche pas les biens de la terre, qui n'y place point son estime, ni ses complaisances; et il ne craint point la médiocrité, ni même l'indigence, celui qui ne pleure point la perte de sa fortune.
Il est facile maintenant de saisir le sens de cette parole: Que ceux qui sont mariés, soient comme s'ils ne l'étaient pas. Elle signifie qu'ils doivent user des choses de ce monde, et n'en pas abuser: L'homme marié est contraint de s'en occuper. Sans doute la virginité, pas plus que le mariage, n'est exempte de peines et de sollicitudes; mais dans le mariage elles sont inutiles et superflues, souvent même dangereuses et funestes, car l'Apôtre dit que les époux souffriront des tribulations dans leur chair. Celles au contraire qui accompagnent la virginité produisent des biens infinis. N'est-il point sage dé choisir un état, où les peines sont et plus légères en elles-mêmes, et plus magnifiquement récompensées ? Quelles sont en effet les préoccupations d'une vierge ? Le soin de surveiller ses revenus , ses esclaves , ses intendants , ses cuisiniers et ses fournisseurs? Nullement: elle s'est délivrée de tous ces soucis. Serait-ce le soin de friser artistement ses cheveux, de les orner d'or et de pierreries, et de relever l'éclat de son visage par des pâtes odorantes? (I Tim. II, 9.) Nullement encore: elle ne songe qu'à pa
rer de vertu et de piété le temple saint de sol corps et de son coeur. (I Cor. III, 17.) Mais le femme mariée s'occupe de plaire à son mari (I Cor. VII, 34.) Et admirez ici la sagesse de l'Apôtre : il évite de descendre dans le détail de toutes les souffrances auxquelles ce soin de plaire soumet le corps et l'esprit; il faut contrarier l'un, le parfumer et le torturer de mille manières, et il faut façonner l'autre à l'avarice et à la flatterie, au mensonge et à la dissimulation , et à mille pensées aussi fatigantes qu'inutiles. Toutes ces misères, l'Apôtre les indique d'un seul mot, et il nous laisse le soin de les approfondir, il lui suffit d'avoir constaté l'excellence de la virginité ; et parce qu'il l'a exaltée au-dessus du mariage, il craint qu'on ne le soupçonne d'en faire une obligation. C'est pourquoi après avoir déjà dit: Quant aux vierges, je n'ai point reçu de commandement du Seigneur, et encore : Si une fille se marie, elle ne pèche pas, il ajoute : Je ne vous dis pas ceci pour vous tendre un piège. (I Cor. XXV, 28,35.)
76. Peut-être vous étonnez-vous de ce langage : en effet l'Apôtre nous a précédemment représenté la virginité comme un état de liberté, et il nous l'a conseillée dans nos propres intérêts; il nous a dit qu'elle nous délivrerait de mille peines et de mille inquiétudes; il nous en a indiqué les avantages et la facile exécution, et voilà qu'il ajoute : Je ne vous dis pas ceci pour vous tendre un piège. Eh quoi ! la virginité serait un piège ? à Dieu ne plaise ! Ce mot ne porte que sur la contrainte et la violente qui nous y engageraient, et ce serait alors vraiment un piège, puisque les choses les plus faciles nous deviennent extrêmement pénibles, quand nous ne les faisons que par force. C'est alors un véritable supplice, c'est un cordon qui nous étrangle. Aussi l'Apôtre ajoute-t-il : Je ne vous dis pas ceci pour vous tendre un piège. C'est comme s'il disait : je vous ai montré toute l'excellence de la virginité, je vous en ai expliqué tous les avantages , et maintenant vous êtes libres de la choisir, ou de la rejeter. Je vous l'ai conseillée non pour vous y contraindre et vous faire violence, mais parce que j'ai craint que votre vertu ne vînt à se briser contre les écueils du monde. Et admirons encore ici la sagesse de l'Apôtre. Il joint l'exhortation à la prière, et le conseil à la permission. Car après avoir dit : Je ne force point, mais j'exhorte, il ajoute un mot qui montre l'excellence et la beauté de la (167) virginité, et le grand avantage qu'on y trouve pour mener une vie selonDieu , en vue de l’assiduité au service de Dieu, assiduité précieuse que permet la virginité, et que le mariage rend impossible. Comment une femme mariée pourrait-elle ne s'occuper que de Dieu, au milieu des soins multipliés que réclament son mari, ses enfants et les diverses obligations du mariage ?
77. Mais une vierge doit-elle tant redouter de s'immiscer dans les affaires du monde? Oui, car elle cesserait d'être vierge. La virginité est une fleur précieuse qui demande pour s'épanouir et se conserver la chasteté de l'esprit plus encore que celle du corps. Or, cette chasteté n'embrasse pas seulement tout renoncement aux plaisirs de la chair, aux futilités de la parure, et aux désirs du monde, mais aussi l'exemption pleine et entière de tous les embarras du siècle. Autrement à quoi servirait la chasteté du corps? s'il est honteux pour un soldat de quitter son poste, et de s'attabler dans une taverne, il n'est pas moins inconvenant pour une vierge de se plonger dans le chaos des affaires. Telles furent ces vierges folles qui tenaient leurs lampes, et qui avaient conservé leur virginité : double précaution qui leur fut inutile, car la porte du festin nuptial ne s'ouvrit point à leurs prières, et elles périrent misérablement. C'est que le principal mérite de la virginité est de nous enlever à toute préoccupation vaine et superflue, pour concentrer en Dieu seul notre temps et notre zèle. S'il n'en était ainsi, la vierge chrétienne serait au-dessous de la femme mariée, et les épines étoufferaient dans son coeur la semence divine.
78. Si quelqu'un, poursuit l'Apôtre, croit qu'il est honteux pour lui que sa fille passe sa jeunesse sans être mariée, et qu'il juge la devoir marier, qu'il fasse ce qu'il voudra, il ne pèche point si elle se marie. (I Cor. VII, 36.) — Eh quoi ! vous donnez à ce père toute latitude, et loin de l'éclairer sur son erreur, vous lui permettez d'en suivre les fausses lumières ! Pourquoi ne pas lui dire : celui qui se croit déshonoré par le célibat de sa fille est véritablement malheureux, puisqu'il regarde comme une honte ce qui devrait faire sa gloire? Pourquoi ne pas l'aider de vos conseils, et le dissuader de marier sa fille? mais les Corinthiens, me répond l'Apôtre, étaient encore faibles et attachés aux biens de la terre. Aussi n'eussent-ils pu goûter mes conseils au sujet de la virginité. Comment convaincre l'homme qui se préoccupe des soins de ce monde, et qui s'enthousiasme des prospérités de la vie au point d'estimer vil et honteux un état qui est au-dessus de tout éloge, qui nous rapproche des anges, et qui nous mérite le ciel?
Mais ne nous étonnons point de cette condescendance de l'Apôtre dans une chose permise, puisque nous la retrouvons dans une autre plus grave et contraire à la loi. Le choix des viandes et leur distinction en viandes pures et impures dénotaient chez les Juifs, et même chez quelques chrétiens de Rome, une foi faible et peu éclairée. Cependant l'Apôtre ne les condamne pas. Que dis-je ? il semble oublier leur faute, tant il blâme vivement leurs sévères censeurs. Pourquoi, leur dit-il, jugez-vous votre frère? (Rom. XIV, 10.) Mais quand il écrit aux Colossiens, ce n'est plus le même langage c'est un maître qui parle avec autorité : Que personne, dit-il, ne vous condamne pour le manger, ou pour le boire; car si vous êtes morts avec Jésus-Christ à ces premiers éléments du monde, pourquoi vous en faites-vous encore des lois, comme si vous viviez dans le monde ? Ne touchez point, vous dit,-on, ne goûtez point, ne mangez point. Cependant les choses que l'on vous défend, se détruisent par l'usage même que l'on en fait. (Col. II, 16, 20, 21.) D'où provient donc cette différence dans la parole et la conduite de l'Apôtre ? c'est que les uns étaient affermis dans la foi, tandis que les autres avaient besoin d'indulgence et de ménagements. La prudence lui commandait d'attendre que la piété eût jeté dans leurs âmes de profondes racines; il pouvait craindre qu'en arrachant trop tôt l'ivraie, il ne déracinât aussi le bon grain. C'est pourquoi sans les blâmer sévèrement, il ne laisse point de les reprendre indirectement. Sans doute il impose silence à leurs téméraires censeurs par cette vive apostrophe: Qui êtes-vous pour condamner le serviteur d'autrui? s'il tombe, bu s'il demeure ferme, cela regarde son maître. (Rom. XIV, 4.) Mais par le fait même il réveille également l'attention de celui qui est censuré, et il lui montre qu'une volonté faible et inconstante peut seule attacher quelque importance à ces minuties. Son esprit est donc encore chancelant dans la foi et la religion; aussi s'il ne se tient ferme, court-il risque de tomber.
Il observe ici ces mêmes ménagements à l'égard de ceux qui seraient encore assez (168) faibles pour rougir de la virginité : il ne les condamne pas directement, mais les éloges qu'il donne au père qui conserve sa fille vierge sont une censure indirecte de leur lâcheté : Celui, leur dit-il, qui prend une ferme résolution dans son coeur. Cette première parole trace déjà toute une ligne de démarcation entre le chrétien ferme et généreux, et celui qui compte trop légèrement sur ses propres forces, et qui oublie que ses pas sont encore faibles et mal assurés. Mais parce qu'il sait bien que ce reproche a été compris, et qu'il a produit une vive impression, il s'efforce d'en atténuer la force par une légitime excuse: Celui, dit-il, qui sans nécessité, et pouvant faire ce qu'il voudra, prend une ferme résolution dans son coeur, et juge qu'il doit conserver sa fille vierge, fait bien. Il semble qu'il eût dû dire : Celui qui prend une ferme résolution, et qui ne rougit pas de la virginité. Mais cette seconde parole eût paru trop tranchante. Il lui en substitue donc une autre plus douce, et moins rigoureuse. Il nous suggère lui-même un prétexte plausible de préférer le mariage. Et en effet, il y a bien moins de mal à se marier par nécessité que par honte et dégoût de la virginité. Dans le premier cas, on montre, il est vrai, peu de courage et d'énergie; mais dans le second on fait preuve d'un manque de jugement et de bon sens. Aussi quelle prudence dans le silence de l'Apôtre ! Vous n'ignorez pas qu'il vous est interdit d'entraver la vocation de la vierge qui veut se consacrer à Dieu. Vous devez au contraire lui aplanir toutes les difficultés qui s'opposeraient à son noble dessein. Car Jésus-Christ a dit : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. (Matth. X, 37.) Ainsi lorsque la volonté de Dieu nous est connue, quiconque voudrait s'y opposer, fût-il notre père, ou notre mère, devient, à notre égard, un adversaire et un ennemi.
C'est donc par indulgence pour la faiblesse des Corinthiens que l'Apôtre dit : Celui qui sans nécessité, et pouvant faire ce qu'il voudra. Ce second membre de phrase n'est en réalité que la répétition du premier; mais saint Paul se complaît à répéter sa pensée, et comme à nous réitérer la permission de nous marier. Il console ainsi de plus en plus notre faiblesse et notre déshérence. Il produit même un nouveau motif d'excuse; il ajoute : Celui qui prend une ferme résolution dans son coeur; car il ne suffit pas d'être libre; il faut encore se déterminer à un choix, et alors seulement on a bien fait. Cependant comme on pourrait abuser de son extrême indulgence, en pensant qu'il place sur la même ligne le mariage et la virginité; il se hâte d'en marquer la différence, timidement, il est vrai, mais avec netteté. Celui, dit-il, qui marie sa fille, fait bien, et celui qui ne la marie point, fait encore mieux; mais en quoi consiste ce mieux? L'Apôtre le tait par prudence et par discrétion : et si vous désirez le savoir, écoutez cet oracle du Sauveur : Les hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. ( Matth. XXII, 30.) Voyez-vous maintenant, et quelles limites séparent ces deux états, et à quelle hauteur la virginité vraie et sincère élève une faible créature ?
79. En effet, en quoi différaient des anges Elie, Elisée et Jean-Baptiste, ces héros de la virginité, si ce n'est en ce qu'ils étaient soumis à la mort? En tout le reste, vous ne découvrirez rien d'inférieur, quelque exactes que soient vosrecherches , et leur mérite s'augmente même de toute l'inégalité de notre nature. Oui, vivant sur la terre, et soumis aux dures lois de l'humanité, ils n'ont pu atteindre cette sublimité de vertu, sans un héroïque courage et