groups.google.be/group/alt.religion.christian.east-orthodox/msg/faeba0f52aa2bc14Parmi toutes les hymnes et prières de Carême, il y une brève prière qui peut être appelée prière de Carême. La Tradition l'attribue à un des plus grands maîtres de la vie spirituelle – saint Ephrem le Syrien. En voici le texte :
"Seigneur et Maître de ma vie!
Éloigne de moi l'esprit de paresse,
D'abattement, de domination et de vaines paroles.
(Prosternation)
Mais donne à Ton serviteur,
Un esprit d'intégrité, d'humilité, de patience et d'amour.
(Prosternation)
Oui Seigneur Roi,
Accorde-moi de voir mes propres péchés
Et de ne pas juger mon frère,
Car Tu es béni dans les siècles des siècles. Amen."
(Prosternation)
Cette prière est lue deux fois à la fin de chaque Office de Carême du lundi au vendredi (mais ni les samedis ni les dimanches, car, comme nous le verrons plus loin, les Offices de ces jours-là ne suivent pas le schéma du Carême). Lors de la première lecture, une prosternation suit chaque demande. Ensuite nous nous courbons 12 fois en disant "O Dieu, purifie le pécheur que je suis." La prière entière est ensuite répétée avec une dernière prosternation à la fin.
Pourquoi est-ce que cette prière courte et simple occupe donc une si importante position dans l'entièreté du culte liturgique du Grand Carême? Parce qu'elle énumère d'une manière unique tous les éléments négatifs et positifs de la repentance, et constitue, pour ainsi dire, une "liste de contrôle" pour nos efforts carémiques individuels. Cet effort est d'abord orienté vers notre libération de quelques unes des maladies spirituelles fondamentales qui structurent notre vie et font qu'il nous est virtuellement impossible de ne fut-ce que nous tourner nous-mêmes vers Dieu.
La maladie de base est la paresse. C'est cette étrange paresse et passivité de tout notre être qui nous pousse toujours "vers le bas" plutôt que "vers le haut" – et qui nous convainc sans cesse qu'aucun changement n'est possible et dès lors souhaitable; c'est en fait un cynisme profondément enraciné qui, face à chaque défi spirituel, répond "à quoi bon?" et fait de notre vie un immense gâchis spirituel. Il est la racine de tout péché parce qu'il empoisonne l'énergie spirituelle à sa source même.
La paresse rend timoré. C'est l'état d'abattement, que tous les Pères spirituels ont toujours considéré comme le plus grand danger pour l'âme. Le découragement, c'est l'impossibilité pour l'homme pour voir quoique ce soit de bon ou positif; tout est réduit au négativisme et au pessimisme. C'est une puissance vraiment démoniaque en nous, parce que le Démon est fondamentalement un menteur. Il ment à l'homme à propos de Dieu et à propos du monde; il remplit la vie de ténèbres et de négation. Le découragement est le suicide de l'âme, parce que lorsque l'homme est sous son emprise, il est absolument incapable de voir la lumière et de la désirer.
La soif de domination! Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est à la fois la paresse et le découragement qui remplissent notre vie de soif de domination. En viciant toute notre attitude envers la vie, et en la rendant simplement insignifiante et vide, ils nous forcent à chercher une compensation dans une attitude radicalement erronée envers autrui. Si ma vie n'est pas orientée vers Dieu, si elle n'est pas dirigée vers les valeurs éternelles, elle deviendra inévitablement égoïste et égocentrique, et cela signifie que tous les autres êtres deviendront des moyens pour parvenir à ma propre auto-satisfaction. Si Dieu n'est pas le Seigneur et le Maître de ma vie, alors je deviens mon propre seigneur et maître – le centre absolu de mon propre monde, et je commence à tout évaluer en fonction de mes besoins, mes idées, mes désirs et mes jugements. La soif de pouvoir est donc une dépravation de ma relation à autrui et aux choses, une recherche pour me les subordonner. Elle ne s'exprime pas nécessairement par un réel besoin de commander et dominer ce qui est "autre." Cela peut aussi résulter en indifférence, mépris, manque d'intérêt, de considération et de respect. C'est en effet la paresse et le découragement dirigés cette fois vers les autres; cela complète le suicide spirituel par le meurtre spirituel.
Pour finir, les vaines paroles. De toutes les créatures, seul l'homme a été doté du don de la parole. Tous les Pères voient ce cela le "sceau" même de l'Image Divine en l'homme, parce que Dieu Lui-même S'est révélé en tant que Verbe (Jean 1,1). Mais en étant le don suprême, c'est en même temps le signe d'un danger suprême. Étant l'expression même de l'humanité, le moyen de son auto-accomplissement, c'est pour cette même raison le moyen de sa chute et de son auto-destruction, de sa trahison et de son péché. La parole sauve et la parole tue; la parole inspire et la parole empoisonne. La parole est le moyen d'exprimer la Vérité et le moyen d'exprimer le Mensonge démoniaque. Possédant le pouvoir positif ultime, elle possède dès lors une immense puissance négative. En vérité, elle crée positivement ou négativement. Lorsqu'elle est déviée de son origine divine et de son but divin, la parole devient vaine. Elle "renforce" la paresse, le découragement, et la soif de pouvoir, et elle transforme la vie en enfer. Elle devient la puissance même du péché.
Voilà donc les 4 "objets" négatifs de la repentance. Ce sont les obstacles à enlever. Mais Dieu seul peut les enlever. D'où cette première partie de la prière de Carême – ce cri du plus profond de l'impotence humaine. Ensuite, la prière continue avec les buts positifs de la repentance, qui sont aussi au nombre de 4.
L'intégrité ou chasteté! On réduit trop souvent et erronément ce terme à sa connotation sexuelle seule. Mais il faut le comprendre comme la contrepartie positive de la paresse. La traduction exacte et entière du terme grec "sofrosini" (en russe "tselomudryie"), c'est pleine conscience. En tout premier lieu, la paresse c'est la dissipation, la fragmentation de notre vision et énergie, l'incapacité à voir la totalité. Son contraire est précisément la pleine conscience. Si nous voulons signifier habituellement par chasteté la vertu opposée à la dépravation sexuelle, c'est à cause du caractère fragmenté de notre existence, qui n'est nulle part si bien exprimé que dans la convoitise sexuelle – l'aliénation du corps du contrôle et de la lumière de l'esprit. Le Christ restaure la pleine conscience en nous et Il le fait en restaurant en nous la véritable échelle de valeurs, en nous ramenant à Dieu.
Le premier et merveilleux fruit de cette pleine conscience, intégrité ou chasteté, c'est l'humilité. Nous en avons déjà parlé. Elle est avant toute autre chose la victoire de la vérité en nous, l'élimination de tous les mensonges dans lesquels nous vivons habituellement. Seule l'humilité est capable de vérité, de voir et d'accepter les choses telles qu'elles sont, et dès lors de voir Dieu, Sa majesté et bonté et amour en tout. C'est pourquoi on nous explique que Dieu donne la grâce pour être humble et résister à l'orgueil. La chasteté/intégrité et l'humilité sont naturellement suivies par la patience.
L'homme "naturel" ou "déchu" est impatient, car étant aveugle sur son propre cas, il est prompt à juger et à condamner autrui. N'ayant qu'une connaissance fragmentée, incomplète et dénaturée de tout, il mesure toutes choses selon ses goûts et ses idées. Étant indifférent à tout sauf à lui-même, il veut que la vie lui sourie ici et maintenant. Cependant, la patience est vraiment une vertu divine. Dieu est patient non pas parce qu'Il est "indulgent", mais parce qu'Il voit les tréfonds de tout ce qui existe, parce que la réalité intérieure des choses Lui est ouverte, réalité que notre aveuglément ne nous permet pas de voir. Au plus proches nous sommes de Dieu, au plus patient nous devenons, et au plus nous refléterons cet infini respect pour toutes choses qui est la qualité propre de Dieu.
In fine, la couronne et le fruit de toutes les vertus, de toute croissance et effort, c'est l'amour – cet amour qui, comme nous l'avons déjà dit, peut être donné seulement par Dieu, et c'est le don qui est le but de tout effort, préparation et pratique spirituel.
Tout ceci est résumé et concentré dans la demande conclusive de la prière de Carême, lorsque nous y demandons de "voir mes propres erreurs et de ne pas juger mon frère." Car enfin, il y a un seul vrai danger : l'orgueil. Cet orgueil est la source de tout mal, et tout mal est orgueil. Et cependant il ne me suffit pas de voir mes propres erreurs, car même cette apparente vertu peut se transformer en orgueil. Les écrits spirituels sont remplis de mises en garde contre les formes subtiles de fausse piété qui, en réalité, sous couvert d'humilité et d'auto-accusation, peuvent mener à un orgueil vraiment démoniaque. Mais lorsque nous "voyons nos propres erreurs" et "ne jugeons pas notre frère", alors, en d'autres termes, la chasteté, l'humilité, la patience et l'amour ne font plus qu'un en nous, et alors, et alors seulement, l'ennemi suprême – l'orgueil – sera détruit en nous.
Après chaque demande de la prière, nous nous prosternons. Les prosternations ne sont pas limitées à la Prière de saint Ephrem, mais elles constituent une des marques caractéristiques de tout le culte liturgique du Grand Carême. Cependant, ici leur signification est mieux exprimée que partout ailleurs. Dans le long et difficile effort de guérison spirituelle, l'Église ne sépare pas l'âme du corps. L'homme tout entier est tombé, séparé loin de Dieu; c'est l'homme tout entier qui doit être restauré, l'homme tout entier qui doit revenir. La catastrophe du péché se situe précisément dans la victoire de la chair – la partie animale, l'irrationnel, la convoitise en nous – sur le spirituel et le Divin. Mais le corps est glorieux, le corps est saint, si saint que Dieu Lui-même "S'est fait chair." Le Salut et la repentance ne sont dès lors pas un mépris pour le corps ou une invitation à le négliger, mais la restauration du corps dans safonction réelle en tant qu'expression et vie de l'esprit, en tant que temple de l'inestimable âme humaine. L'ascèse Chrétienne est un combat, non pas contre mais pour le corps. Pour cette raison, l'homme entier – corps et âme – se repent. Le corps participe à la prière de l'âme de même manière que l'âme prie à travers et dans le corps. La prosternation, signe "psychosomatique" de la repentance et de l'humilité, de l'adoration et de l'obéissance, est donc le rite de Carême par excellence.
[Extrait de "The Great Lent" ("Le Grand Carême"), par feu le protopresbytre Alexander Schmemann, SVS Press]