Par Philippe Conte.
Il est des moments où l’histoire et l’actualité entrent curieusement en résonnance, nous poussant à la réflexion. Ainsi le dévoilement et la bénédiction, mardi 31 mars, dans la cathédrale Saint-Louis-des-Invalides, par Mgr Luc Ravel évêque aux armées, d’une plaque à la mémoire de tous les prêtres diocésains, religieux, séminaristes et religieuses, morts au service de la patrie durant la Première Guerre mondiale, nous rappelle que la violence que nos sociétés voudraient cacher a atteint des paroxysmes dans nos pays, en des temps pas si éloignés. De plus, à ces violences extrêmes, les chrétiens y ont eu leur part ; non seulement les fidèles mais aussi les clercs dont Mgr Ravel rappelait la mémoire : durant la Première Guerre mondiale, en France, 2 949 prêtres diocésains, 1 571 religieux et 1 300 séminaristes sont tombés au champ d’honneur, et 375 religieuses sont mortes au service des soldats. Certains étaient aumôniers, d’autres membres du service de santé, mais de nombreux furent de simples combattants au milieux de leurs frères d’arme.
Nos aïeux ont dû apprendre à concilier leur foi avec les impératifs de leur temps ; cela ne devrait-il pas nous inviter à réexaminer certains aprioris que nous, qui sommes à l’abri (provisoire ?) des violences guerrières, considérons comme des acquis ? A quelques centaines de kilomètres de nos villes, à moins d’une heure d’avion, depuis des mois, des années mêmes, les exactions des groupes extrémistes contre des populations sans défense ne peuvent manquer d’interroger les chrétiens.
Où se trouve la limite au-delà de laquelle l’absence de riposte devient elle-même injuste ! Jusqu’où peut-on s’abstenir de réagir, y compris avec une certaine violence, sans manquer au devoir de charité ? Les accès de barbarie de groupes comme « Daech » en Syrie et en Iraq ; ou « Boko haram » au Nigéria, ou les « Shebaab » Somaliens ont comme objectif de terroriser leurs adversaires locaux, mais aussi de pétrifier les opinions occidentales. Et de fait, nous sommes comme médusés par la vision du mal. Pour les chrétiens d’orient, pourtant déshabitués de la chose militaire par le statut de dhimmi, la coupe est pleine et tant en Syrie (Mawtbo Fulhoyo Suryoyo) qu’en Iraq (Dwekh Nawsha), ils se sont organisés pour résister ; la nécessité de la légitime défense a renversé toutes les habitudes ! Pour nous chrétiens occidentaux, la question qu’il faudrait revisiter « à froid », c’est la légitimité d’un tel recours aux armes et les modalités qui doivent impérativement distinguer la participation d’un disciple du Christ à des actions de défense par rapport aux « modus operandi » de non-chrétiens qu’ils soient athées, juifs ou musulmans.
Il va sans dire que, pour tout chrétien, la guerre est un mal physique et moral ; il s’ensuit qu’on ne peut y recourir qu’à la condition expresse d’éviter un mal plus grand encore ! De plus, on ne peut légitimement y recourir que lorsque toutes les autres solutions, pacifiques, n’ont pu aboutir à régler le conflit. Pour nous guider sur ce terrain difficultueux de la guerre juste, c’est-à-dire de la guerre que l’on peut être contraint de faire pour défendre la justice, il est sage de relire ce que les grands saints ont écrit sur cette grave question. Saint Augustin comme saint Thomas d’Aquin considéraient qu’une guerre pouvait être juste à trois conditions : elle doit être décidée par l’autorité légitime (le Prince, écrivait saint Thomas), elle doit être rendue légitime par sa défense de la justice et enfin (last but not least), il faut une intention droite chez ceux qui font la guerre. Saint Thomas écrit même clairement (Somme Théologique) : « on doit se proposer [dans la guerre] de promouvoir le bien ou d’éviter le mal ». Il cite même saint Augustin qui, pour sa part, écrivait : « Chez les vrais adorateurs de Dieu les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » et aussi : « Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable ». Saint Augustin décrit même de quelle manière l’abstention de l’action peut, en une certaine mesure, être néfaste à l’ennemi même ! Il écrivait : « Il faut agir fortement même avec ceux qui s’y refusent [à la justice], afin de les plier par une certaine dureté bienveillante. Car celui que l’on prive du pouvoir de mal faire subit une défaite profitable. Rien n’est plus malheureux, en effet, que l’heureux succès des pécheurs, car l’impunité qui est leur peine s’en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur, s’en trouve fortifiée ». Ces grands saints explicitaient ainsi le passage de l’évangile (Luc 3-13) où le Christ n’enjoint point aux soldats de renoncer à leur état (à l’inverse du jeune homme riche !), mais de pratiquer la justice et de se contenter de leur solde.
Voilà donc ce qui pourrait être un guide pour un chrétien acculé à la guerre par un ennemi injuste et acharné. Toutefois René Girard nous éclaire encore un peu plus sur cette « intension droite ». Il démontre dans son livre d’entretien « achever Clausewitz » de quelle manière le Christ seul montre l’unique solution qui puisse éviter la montée aux extrêmes qui semble être la fatalité de la guerre. « Cette montée aux extrêmes est un phénomène totalement irrationnel, dont seul à mon avis le christianisme peut rendre compte. (…)Tôt ou tard ou les hommes renonceront à la violence sans sacrifice ou ils feront sauter la planète ».
Le point que le philosophe introduit dans son propos pour préciser « l’intention droite » est totalement opérationnel, mais aussi parfaitement exigeant ! Il s’agit pour chaque chrétien placé par les errements du monde en situation de conflit, ou devant une situation d’injustice intolérable, de répondre dans tous les cas de façon non seulement proportionnée, mais encore « en deçà » du niveau de violence exercée contre lui ou contre son frère ! Le paradigme étant le récit évangélique de l’arrestation de Jésus : l’oreille de Malchus contre la vie du Christ ! Que chacun d’entre nous songe à nos emportements en des situations de conflits bien moins intenses, et il verra que ce programme, ni pacifiste, ni belliciste est d’une grande portée politique, morale et théologique.
En conclusion, il peut être utile de rappeler le grand nombre de saints militaires dont les représentations ornent encore nos églises : saint Martin, saint Maurice, saint Démétrius, saint Expédit, saint Georges, saint Louis de France, sainte Jeanne d’Arc… Ils nous rappellent, comme les anciens de 14, que pour l’Eglise, lutter , y compris par les armes, pour la défense de la justice n’est pas exclusif de la sainteté.