par Mgr Kallistos Ware
Évêque de Diokleia
« Aujourd’hui le ciel et la terre s’unissent »
Hymne de la vigile de Noël« Ô étrange Église orthodoxe ! »
Père Lev GilletUne absence et une présence
Je me rappelle avec précision le jour où commença mon cheminement vers l’orthodoxie. C’est arrivé de manière impromptue, un samedi après-midi de l’été 1952. J’avais alors dix-sept ans. Je marchais dans Buckingham Palace Road, près de la gare de Victoria, au centre de Londres, lorsque je passai devant une église néogothique du XIXe siècle, vaste et quelque peu délabrée, que je n’avais encore jamais remarquée. Il n’y avait aucun tableau d’affichage à l’extérieur – les relations publiques n’ont jamais été le point fort de l’orthodoxie dans le monde occidental –, mais je me rappelle une plaque de cuivre avec ces simples mots : « Église russe ».
En entrant dans l’église Saint-Philippe – c’est ainsi qu’elle s’appelait – je la crus d’abord entièrement vide. À l’extérieur, dans la rue, le soleil brillait généreusement, mais à l’intérieur, il faisait froid et sombre comme dans une cave. Mes yeux s’accoutumant à la pénombre, la première chose qui retint mon attention fut une absence : ni bancs ni chaises bien alignés ; devant moi s’étendait un vaste espace vide de plancher ciré.
Puis je compris que l’église n’était pas entièrement vide, qu’il y avait, dispersés dans la nef et les bas-côtés, quelques fidèles, âgés pour la plupart. Des icônes étaient suspendues aux murs, éclairées par des veilleuses ; du côté est, des cierges brûlaient devant l’iconostase. Quelque part, un chœur chantait, mais on ne pouvait pas le voir. Après un moment, un diacre sortit du sanctuaire et fit le tour de l’église pour encenser les icônes et les fidèles. Je remarquai que son vêtement de brocart était vieux et un peu troué.
Ma première impression d’une absence avait fait place soudainement à un sentiment de présence qui m’envahissait. Je sentais que l’église, apparemment vide, était pleine – pleine d’innombrables fidèles invisibles, qui m’entouraient de toutes parts. Intuitivement, je compris que nous, le peuple visible des fidèles, étions part d’un tout bien plus vaste ; lorsque nous prions, nous sommes pris dans une action bien plus grande que nous-mêmes, dans une célébration indivise qui englobe tout, qui unit le temps et l’éternité, les réalités d’ici-bas et les réalités d’en haut.
Bien des années plus tard, j’éprouvai le choc étrange de la reconnaissance de choses devenues depuis longtemps familières en lisant, dans la Première chronique russe, l’histoire de la conversion de saint Vladimir. Rentrés à Kiev, les ambassadeurs russes relatent au prince qu’ils ont assisté à la divine liturgie à Constantinople : « Nous ne savions plus si nous étions au ciel ou sur la terre. Car il n’y a pas sur terre de pareille splendeur ou de pareille beauté, et nous ne savons pas comment la décrire. Nous savons seulement que Dieu demeure là parmi les hommes [...] Nous ne pouvons pas oublier cette beauté ». Je restai abasourdi en lisant ces mots, qui rejoignaient exactement ma propre expérience aux vigiles russes à Saint-Philippe, dans Buckingham Palace Road. Le décor manquait alors de la splendeur de Byzance au Xe siècle, mais, comme les émissaires de saint Vladimir, j’avais moi aussi rencontré « le ciel sur la terre ». Moi aussi, j’avais senti l’immédiateté de la liturgie céleste, la proximité des anges et des saints, la beauté incréée du royaume de Dieu. « Maintenant, les puissances célestes célèbrent invisiblement avec nous » (Liturgie des dons présanctifiés).
Je quittai l’église avant la fin de l’office. En ré-émergeant au-dehors, je fus frappé par deux choses. D’abord, j’ignorais totalement combien de temps j’avais passé à l’intérieur : peut-être seulement vingt minutes, peut-être aussi deux heures, j’étais incapable de le dire. J’avais existé sur un plan où l’heure de la montre n’a plus aucune importance. Ensuite, quand je repris pied sur le trottoir, le vacarme de la circulation londonienne m’engloutit comme une grande vague, immédiatement. Le bruit avait dû être audible à l’intérieur de l’église, mais je ne l’avais pas remarqué. J’avais été dans un autre monde, où le temps et le trafic n’avaient aucun sens, un monde qui était plus réel – je dirais même plus solide – que celui de Londres au XXe siècle auquel j’étais retourné sans transition.
L’office des vigiles était célébré entièrement en slavon d’Église ; avec mon cerveau conscient, je n’en comprenais donc pas un traître mot. Pourtant, en quittant l’église, je me dis avec une conviction manifeste : C’est ici chez moi, je suis arrivé à la maison. Il arrive parfois – étrange, n’est-ce pas ? – qu’avant d’avoir appris quelque chose de précis sur une personne, un lieu ou un sujet, nous sachions avec certitude : voici la personne que je vais aimer, voici l’endroit où je dois aller, voici le thème que je dois explorer, ma vie durant, en priorité. Dès le moment où j’eus assisté à cet office à Saint-Philippe, dans Buckingham Palace Road, je ressentis profondément dans mon cœur que j’étais appelé par l’Église orthodoxe. Cette église a disparu depuis longtemps : elle a été démolie quatre ans environ après ma visite.
Je rends grâce que mon premier contact avec l’orthodoxie ne fut pas la lecture de livres, ni la rencontre avec des orthodoxes dans un contexte social, mais la participation à un office. L’Église, telle que la comprennent les orthodoxes, est d’abord une communauté liturgique qui exprime sa véritable identité par l’invocation et la louange. Le culte vient en premier, la doctrine et la discipline en second. J’ai donc eu la chance de découvrir l’orthodoxie d’abord en participant à un acte de prière communautaire. J’ai rencontré l’Église orthodoxe non pas comme une théorie ou une idéologie, mais comme un fait concret et spécifique, une présence célébrante.
« C’est ce que j’ai toujours cru »
Rétrospectivement, il est clair que ma décision était déjà prise cet après-midi de l’été 1952. Mais avant d’être reçu dans l’Église orthodoxe, j’attendis en fait presque six ans. En Grande-Bretagne, dans les années 1950, il était très insolite pour un Occidental de vouloir entrer dans l’Église orthodoxe, et la plupart de mes amis anglais s’efforcèrent tant qu’ils purent de m’en dissuader. « Tu seras un excentrique toute ta vie, m’objectaient-ils. Dieu t’a placé culturellement en Occident, ne fuis pas les difficultés et le défi de ton héritage historique ». « Si beau que soit l’office orthodoxe, n’y a-t-il pas, me demandaient-ils, un abîme tragique entre les principes et la pratique orthodoxe ? » Mon approche de l’orthodoxie n’était-elle pas trop idéalisée, trop sentimentale ? N’étais-je pas en train d’y chercher une sécurité et une protection dont on ne peut jamais jouir sur terre et que nous n’avons pas à chercher ?
Plus surprenant encore, la plupart des orthodoxes auxquels je demandais conseil ne m’encourageaient guère. Ils étaient honnêtes et réalistes – je leur en suis très reconnaissant – en attirant mon attention sur les manquements historiques de l’Église orthodoxe, ainsi que sur les difficultés particulières auxquelles elle est confrontée dans le monde occidental. Par bien des aspects, l’orthodoxie, me disaient-ils en guise d’avertissement, est très loin du « ciel sur la terre ». Lorsque j’approchai l’évêque auxiliaire à la cathédrale grecque de Londres, Mgr Jacques (Virvos) d’Apamée, il me parla aimablement et longuement, mais me pria instamment de rester membre de l’Église anglicane dans laquelle j’avais été élevé. Un prêtre russe de Paris, que je consultai également, me donna exactement le même conseil.
Sur le moment, j’en fus étonné. Au fil de mes lectures, je n’avais pas tardé à découvrir que l’orthodoxie prétendait être non pas juste l’une des nombreuses « dénominations », mais l’Église véritable du Christ sur terre. Pourtant, les orthodoxes eux-mêmes semblaient me dire : « Oui, l’orthodoxie est effectivement la seule vraie Église, mais vous ne devez surtout pas y entrer. Elle est seulement pour nous, Grecs, Russes et autres Orientaux ». L’adhésion à la vérité qui sauve paraissait dépendre des accidents de la naissance et de la géographie. […]
Entre-temps, et avant d’aller voir l’évêque Jacques, j’avais commencé à développer divers contacts orthodoxes. Peu après ma première expérience d’un office orthodoxe à l’église russe de Londres, je commençai mes études à l’université d’Oxford. Pendant quatre années, j’étudiai les lettres classiques, le grec ancien et le latin, un peu de philosophie moderne ; je continuai ensuite à l’université deux années supplémentaires de théologie – cela dit, je ne suis jamais allé dans un collège de théologie anglicane, ni n’ai reçu d’ordination dans l’Église d’Angleterre. À Oxford, j’ai eu la chance de rencontrer des chrétiens orthodoxes de première main. En particulier, j’ai fait la connaissance de Nicolas Zernov qui assumait à l’université un lectorat sur la culture orthodoxe orientale ; je me rappelle avec plaisir sa généreuse hospitalité et celle de sa femme Militza, les conversations stimulantes et surprenantes qu’ils entamaient avec leurs nombreux visiteurs. Je rencontrai aussi le père (et futur archevêque) Basile Krivochéine qui officiait à la petite chapelle russe d’Oxford et préparait son édition classique des Catéchèses de saint Syméon le Nouveau Théologien. Un monde nouveau s’ouvrait devant moi lorsque je l’entendais lire la description que donne saint Syméon de ses visions de la Lumière divine et incréée. Je commençai à apprécier la place centrale donnée par l’orthodoxie au mystère de la transfiguration du Christ.
Tandis que j’étais à Oxford, sous l’influence de mon ami proche et ancien camarade d’école Donald (A. M.) Allchin, je devins un membre actif du Fellowship of St Alban and St Sergius, dont le but est de promouvoir un rapprochement entre l’orthodoxie et l’anglicanisme. Les conférences d’été de cette association eurent sur moi un effet décisif. J’y entendis des anglicans comme l’archevêque Michael Ramsey, le père Derwas Chitty et le professeur H. À. Hodges, qui tous considéraient l’orthodoxie comme la plénitude intégrale de la tradition chrétienne, à laquelle l’anglicanisme devait revenir. Ils considéraient que les anglicans pourraient accéder à la plénitude de la foi orthodoxe tout en demeurant dans l’Église d’Angleterre, et que, ainsi, nous pouvions aider à rapprocher nos frères anglicans de l’orthodoxie.
Leur enthousiasme enflammait mon imagination, mais une partie de moi-même demeurait insatisfaite. J’avais soif d’être orthodoxe totalement et visiblement. Plus j’en apprenais sur l’orthodoxie, plus je comprenais que c’était ce que j’avais toujours cru en mon for intérieur, mais jamais auparavant je ne l’avais entendu si bien exprimé. Je ne trouvais pas l’orthodoxie archaïque, étrangère ou exotique. Pour moi, ce n’était rien d’autre que le christianisme, tout simplement.
« L’Église est une »
Mes premiers contacts avec le monde orthodoxe furent surtout avec des Russes. Je dévorai A Treasury of Russian Spirituality de Georges P. Fédotov et With the Russian Pilgrims to Jerusalem de Stephen Graham. Je fus immédiatement attiré par saint Séraphin de Sarov, dont je lus l’histoire à partir de Flame in the Snow, biographie légèrement romancée mais très émouvante de Julia de Beausobre. Sur un plan plus théologique, une étape cruciale dans mon itinéraire fut le court essai d’Alexis Khomiakov L’Église est une, où je trouvai formulée cette vision de la communion des saints que j’avais éprouvée pour la première fois comme une réalité vivante à l’église russe de Londres. […]
Plus tard, quand j’eus davantage approfondi la théologie orthodoxe, j’en vins à reconnaître les limites de l’ecclésiologie slavophile de Khomiakov, mais à l’époque il me fournit exactement ce qu’il me fallait. Je fus aussi grandement aidé par l’article du père George Florovsky : « Sobornost : the Catholicity of the Church », dans lequel il met l’accent sur la nature essentielle de l’Église comme unité dans la diversité, selon l’image et la ressemblance de Dieu la Sainte Trinité. […]
La catholicité, ajoute le père Georges, « signifie se voir soi-même dans un autre et dans l’aimé » ; c’est dans la catholicité de l’Église, et là seulement, que « la douloureuse dualité et tension entre la liberté et l’autorité se résout ». Je n’ai cessé depuis lors de revenir à cet article qui en dit plus en vingt et une pages que quantité d’auteurs dans des volumes entiers. […]
Tradition, martyre et silence
Tandis que j’approfondissais ma connaissance de l’orthodoxie, trois choses en particulier m’attiraient et me retenaient. Tout d’abord, je percevais dans l’Église orthodoxe contemporaine – en dépit de ses tensions internes et des ses échecs humains – une continuité vivante et ininterrompue avec l’Église des apôtres et des martyrs, des Pères et des conciles œcuméniques. Cette continuité vivante était résumée pour moi dans les mots plénitude et totalité, mais surtout dans le terme tradition. L’orthodoxie possède, non par un mérite humain mais, par la grâce de Dieu, une plénitude de foi et de vie spirituelle, une plénitude à l’intérieur de laquelle le dogme et la prière, la théologie et la spiritualité constituent un tout organique et intégral. Elle est, en ce sens, l’Église de la sainte tradition.
J’aimerais, dans ce contexte, souligner en particulier le mot « plénitude ». L’orthodoxie a la plénitude de la vie en Christ, mais elle n’a pas un monopole exclusif de la vérité. Je ne croyais pas alors, et je ne crois toujours pas, qu’il y ait une opposition absolue et totale entre la « lumière » orthodoxe et les « ténèbres » non orthodoxes. Nous ne devons pas nous imaginer que, parce que l’orthodoxie possède la plénitude de la sainte tradition, les communautés chrétiennes non orthodoxes ne possèdent rien du tout. Au contraire, je n’ai jamais été convaincu par la revendication rigoriste selon laquelle la vie sacramentelle et la grâce du Saint-Esprit ne peuvent exister qu’à l’intérieur des limites visibles de l’Église orthodoxe. Vladimir Lossky a sûrement raison d’affirmer que, en dépit d’une séparation extérieure, les communautés non orthodoxes sont néanmoins reliées par d’invisibles liens à l’Église orthodoxe. […]
Ainsi, selon Lossky, dont j’ai volontairement adopté le point de vue, les communautés non orthodoxes continuent, à des degrés divers, de participer à la vie de grâce de l’Église. Il n’en est pas moins vrai que, si ces communautés non orthodoxes possèdent une partie de la vérité salvatrice et vivifiante, ce n’est que dans l’orthodoxie que l’on peut trouver la plénitude de cette vérité.
J’ai été particulièrement impressionné par la manière dont les penseurs orthodoxes, lorsqu’ils parlent de leur Église comme celle de la sainte tradition, soulignent en même temps que cette tradition est non pas statique mais dynamique, non pas défensive mais exploratoire, non pas close et tournant le dos, mais ouverte sur l’avenir. La tradition, je l’appris des auteurs que j’étudiais, n’est pas la simple répétition de ce qui a été affirmé dans le passé, mais une manière active de refaire l’expérience du message chrétien dans le présent. La seule tradition véritable est vivante et créative, formée par l’union de la liberté humaine avec la grâce de l’Esprit. Ce dynamisme vital a été résumé pour moi dans cette formule lapidaire de Vladimir Lossky : « La Tradition [...] est la vie de l’Esprit-Saint dans l’Église. » Développant ce point, il ajoute : « On peut dire que la " Tradition " représente l’esprit critique de l’Église. » On ne reste pas simplement par inertie dans la tradition. […]
J’ai découvert que la tradition – comme la vie du Saint-Esprit à l’intérieur de l’Église – embrasse tout. En particulier, elle comprend la parole écrite de la Bible, car il n’y a pas de dichotomie entre l’Écriture et la tradition. L’Écriture existe à l’intérieur de la tradition ; de même, la tradition n’est rien d’autre que la manière dont l’Écriture a été comprise et vécue par l’Église à chaque génération. J’en vins donc à considérer l’Église orthodoxe non seulement comme « traditionnelle », mais aussi comme scripturale. Ce n’est pas sans raison que le livre des Évangiles repose au centre de la sainte table dans chaque lieu de culte orthodoxe. Ce sont les orthodoxes, plutôt que les protestants, qui sont les vrais évangélistes – si seulement les orthodoxes, dans la pratique, étudiaient la Bible comme les protestants le font !
Lossky et Florovsky me l’assuraient dans leurs écrits : tout comme la vie dans l’Esprit, la tradition non seulement embrasse tout, mais elle est inépuisable. Le père George Florovsky le formule ainsi :
La tradition est l’inhabitation constante de l’Esprit, et pas seulement la mémoire des mots. La tradition est un principe charismatique et pas seulement historique [...] L’expérience dispensatrice de grâce de l’Église [...] dans sa plénitude catholique [...] n’a pas été épuisée ni dans l’Écriture, ni dans la tradition orale, ni dans des définitions. Elle ne peut pas, elle ne doit pas être épuisée.
[…] Cette vibrante et vivifiante conception de la tradition que je découvrais dans l’orthodoxie fit de plus en plus sens pour moi. Je trouvais toujours plus que la continuité vivante, dont l’Église orthodoxe portait le témoignage, manquait à l’anglicanisme dans lequel j’avais été élevé dès mon jeune âge. La continuité avait été affaiblie, sinon brisée, par les développements à l’intérieur de l’Occident latin au Moyen Âge. Même si pour beaucoup d’anglicans, depuis le XVIe siècle la Réforme anglaise représentait une tentative de revenir à l’Église des conciles œcuméniques et des Pères anciens, dans quelle mesure cette tentative pouvait-elle effectivement être considérée comme un succès ? L’ « orthodoxie » de l’Église d’Angleterre semblait au mieux implicite – une aspiration et un espoir lointain plutôt qu’une réalité immédiate et pratique.
Je ne cesserai jamais d’être sincèrement reconnaissant pour mon éducation anglicane. Je ne voudrais jamais m’engager dans une polémique négative contre la Communion où j’ai commencé à connaître le Christ comme mon Sauveur. Je me rappelle toujours avec bonheur la beauté des offices chantés à l’abbaye de Westminster, lorsque j’étais élève à l’école de Westminster ; en particulier, je me souviens des grandes processions avec la croix, des cierges et des bannières lors de l’eucharistie chantée le jour de la fête de saint Édouard le Confesseur. Je suis aussi reconnaissant pour les liens que j’ai tissés, à l’école et à l’université, avec les membres de la Société de Saint-François, comme le père Algy Robertson, le père Guardian et son jeune disciple le frère Peter. Ce sont les franciscains anglicans qui m’ont appris la place de la mission à l’intérieur de la vie chrétienne et la valeur de la confession sacramentelle.
Je considérerai toujours ma décision d’embrasser l’orthodoxie comme l’accomplissement qui couronne tout ce qu’il y avait de meilleur dans mon expérience anglicane : une affirmation, non une répudiation. Cependant, malgré tout mon amour et ma gratitude, je ne peux honnêtement faire silence sur ce qui m’a troublé dans les années 1950, et qui me trouble plus encore aujourd’hui : l’extrême diversité dans les croyances et pratiques, conflictuelles, qui coexistent au sein de la Communion anglicane. J’ai été (et je suis toujours) dérangé surtout par les vues contradictoires des anglo-catholiques et des évangéliques sur des articles de foi aussi capitaux que la présence réelle du Christ dans l’eucharistie et la communion des saints. Les éléments consacrés doivent-ils être honorés comme le véritable Corps et Sang du Sauveur ? Pouvons-nous intercéder pour les défunts et demander aux saints et à la Mère de Dieu de prier pour nous ? Ce ne sont pas là des questions marginales sur lesquelles les chrétiens peuvent légitimement accepter de diverger. Ce sont des questions fondamentales pour notre vie en Christ. Comment pouvais-je alors continuer dans un corps chrétien qui permettait à ses membres d’avoir des vues diamétralement opposées sur ces questions ?
J’étais encore plus troublé par l’existence, au sein de l’anglicanisme, d’une aile « libérale » qui met en doute la divinité du Christ, sa naissance virginale, ses miracles et sa résurrection dans la chair. Les paroles de saint Thomas résonnaient à mes oreilles : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28). J’entendais saint Paul me dire : « Si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vaine, et votre foi est vaine elle aussi » (1 Co 15, 14). Pour mon propre salut, j’avais besoin d’appartenir à une Église qui s’en tenait, avec une fidélité sans faille, aux enseignements chrétiens fondamentaux concernant la Trinité et la personne du Christ. Où pouvais-je trouver une telle Église ? Pas dans l’anglicanisme, hélas ! Il n’avait pas cette continuité et cette plénitude de la tradition vivante que je cherchais.
Quid de Rome, alors ? Dans les années 1950, avant le second concile de Vatican, pour tout membre de l’Église d’Angleterre qui pensait d’une manière catholique et était insatisfait du relativisme anglican, le plus évident était de devenir catholique romain. Il y a là, en effet, une communion chrétienne qui, pas moins que l’Église orthodoxe, revendique une continuité ininterrompue avec les apôtres et les martyrs, avec les premiers conciles et les Pères. C’est, de plus, une Église de culture occidentale. Pourquoi, alors, regarder vers l’orthodoxie ? Ma recherche de la tradition vivante ne pouvait-elle pas trouver son accomplissement dans quelque chose de plus proche ?
Pourtant, lorsque je fus tenté de me rapprocher de Rome, j’hésitai. Ce qui me retint n’était pas essentiellement la question du filioque, bien que la lecture de Lossky m’avait permis de voir toute son importance. Le problème fondamental était la revendication d’une juridiction universelle du pape et de son infaillibilité. Mes études sur les premiers siècles de la chrétienté m’avaient appris clairement que les Pères orientaux comme saint Basile le Grand et saint Jean Chrysostome – et aussi les Pères occidentaux tels que saint Cyprien et saint Augustin – comprenaient la nature de l’Église sur terre d’une manière radicalement différente de celle du premier concile de Vatican. La doctrine sur la primauté romaine, comme je la voyais, était simplement infidèle à l’histoire. La centralisation papale, spécialement depuis le Xe siècle, avait gravement altéré la continuité de la tradition à l’intérieur de la communion romaine. Ce n’est que dans l’Église orthodoxe que je pouvais être assuré de trouver ce que je cherchais : la présence vivifiante et non diminuée du passé.
Ma conviction que ce n’était qu’à l’intérieur de l’orthodoxie que je pouvais trouver – dans toute sa plénitude – la continuité ininterrompue avec l’Église des apôtres et des Pères était renforcée par deux autres aspects de l’orthodoxie que je commençais à remarquer de plus en plus. Le premier était la fréquence de la persécution et du martyre dans l’expérience orthodoxe récente – d’abord sous les Turcs, puis, au XXe siècle, sous le communisme. Il y avait là quelque chose qui reliait l’Église orthodoxe des temps modernes directement à l’Église préconstantinienne des trois premiers siècles. « Ma force s’accomplit dans la faiblesse », dit le Christ à saint Paul (2 Co 12, 19) : je voyais ces paroles sans cesse accomplies dans l’histoire orthodoxe depuis la chute de Byzance. À côté de ceux qui ont souffert un martyre du sang manifeste et visible, il y en a eu d’innombrables autres qui, dans l’orthodoxie, ont suivi le Christ humilié en menant une vie de martyre intérieur : des saints kénotiques qui ont fait preuve d’un amour doux, généreux et compatissant, tels que sainte Xénia de Saint-Pétersbourg, saint Séraphin de Sarov, saint Jean de Cronstadt et saint Nectaire d’Égine. Je trouvais la même compassion kénotique dans les écrits de Dostoïevski et Tolstoï. Deux saints me touchaient particulièrement, car j’étais pacifiste depuis l’âge de dix-sept ans : les princes de Kiev au XIe siècle, les deux frères Boris et Gleb « ayant souffert une passion ». Dans leur refus de verser le sang pour se défendre, dans leur rejet de la violence et dans leur souffrance innocente, je voyais un exemple du message central de la croix du Christ.
Outre le martyre, un autre aspect de l’orthodoxie que je commençais à apprécier, était la théologie mystique de l’Orient chrétien. Je comprenais que la tradition ne signifiait pas simplement transmettre des définitions doctrinales, mais aussi transmettre une spiritualité. Il ne peut y avoir aucune sorte de séparation et encore moins d’opposition entre les deux. Comme Vladimir Lossky le déclare à juste titre : « Il n’y a [ ... ] pas de mystique chrétienne sans théologie, mais surtout, il n’y a pas de théologie sans mystique [ ... ] La mystique est donc considérée ici comme la perfection, le sommet de toute théologie, comme une théologie par excellence ».
Si j’avais été attiré vers l’orthodoxie par les offices liturgiques, avec leur riche symbolisme et leur musique, je voyais maintenant comment cette forme « iconique » de culte était contrebalancée, dans l’Orient chrétien, par la pratique « non iconique » ou apophatique de la prière hésychaste, qui laisse de côté les images et les pensées. Dans les Récits d’un pèlerin russe et les écrits d’ « Un moine de l’Église d’Orient » – l’archimandrite Lev Gillet, aumônier orthodoxe du Fellowship of St Alban and St Sergius –, j’appris comment on peut atteindre l’hésychia, ou le silence du cœur, par la répétition constante de la prière de Jésus. Saint Isaac le Syrien me montra que toutes les paroles trouvent leur plénitude dans le silence, tout comme les serviteurs font silence lorsque le maître arrive au milieu d’eux.
L’Église comme communion
Ces trois éléments – la tradition, le martyre et le silence – suffisaient déjà à me convaincre de la vérité et de la pertinence de l’orthodoxie. L’argument décisif pour ne pas me contenter de contempler l’orthodoxie de l’extérieur, mais désirer y entrer, me fut donné par les paroles que j’entendis en août 1956, à la conférence d’été du Fellowship of St Alban and St Sergius. On demanda au père Lev Gillet de définir le terme « orthodoxie ». Il répondit : « Un orthodoxe est quelqu’un qui accepte la tradition apostolique et qui vit en communion avec les évêques qui sont les maîtres institués de cette tradition. »
La seconde partie de cette affirmation – celle que j’ai mise en italiques – était particulièrement significative pour moi. Je pensais en moi-même : oui, en tant qu’anglican, j’ai la liberté de considérer la tradition apostolique de l’orthodoxie comme ma propre opinion privée. Mais puis-je honnêtement dire que cette tradition apostolique est enseignée unanimement par les évêques anglicans avec lesquels je suis en communion ? L’orthodoxie, je le reconnus ainsi dans un éclair d’intuition, n’est pas purement une matière de croyance personnelle ; elle présuppose aussi une communion extérieure et visible dans les sacrements avec les évêques qui sont les témoins de la vérité, mandatés par Dieu. La question ne pouvait être évitée : si l’orthodoxie veut dire la communion, était-il possible pour moi d’être vraiment orthodoxe tant que je demeurais anglican ?
Ces quelques mots prononcés par le père Lev ne créèrent aucun remous dans l’assemblée, mais ils constituèrent pour moi un tournant critique. L’idée qu’ils implantèrent dans mon esprit – que la foi orthodoxe est inséparable de la communion eucharistique – fut confirmée par deux lectures que je fis à ce moment-là. Tout d’abord, je tombai sur la correspondance entre Alexis Khomiakov et l’anglican (qu’il était alors) William Palmer, membre du Magdalen College à l’université d’Oxford. Palmer avait envoyé à Khomiakov un exemplaire de son ouvrage À Harmony of Anglican Doctrine with the Doctrine of the Catholic and Apostolic Church of the East. Il y reprenait, phrase par phrase, le Grand catéchisme russe de saint Philarète, métropolite de Moscou : à chaque affirmation, il citait des passages de sources anglicanes qui affirmaient la même doctrine. Dans sa réponse (datée du 28 novembre 1846), Khomiakov lui fit remarquer qu’il aurait tout aussi bien pu produire un autre volume citant d’autres auteurs anglicans – faisant tout autant autorité que ceux qu’invoquait Palmer – qui étaient directement en contradiction avec l’enseignement du Catéchisme de Philarète. […]
Les paroles de Khomiakov, sévères mais justes, corroboraient ce qu’avait dit le père Lev Gillet. À cette époque, j’en étais venu à croire tout ce que l’Église orthodoxe croit : mais « le mode et le processus » par lesquels j’avais atteint cette croyance était effectivement « protestant ». Ma foi n’était qu’une « opinion individuelle », et non « la foi de la communauté », car je ne pouvais pas dire que mes frères anglicans croyaient tous comme moi ou que ma foi était celle enseignée par tous les évêques anglicans avec lesquels j’étais en communion. Ce n’est qu’en devenant un membre à part entière de l’Église orthodoxe – en entrant dans la pleine et visible communion avec les évêques orthodoxes, qui étaient les maîtres institués de la foi orthodoxe – que je pouvais obtenir « l’assurance de la vérité ».
Quelques mois plus tard, je lisais le texte dactylographié d’un article sur l’ecclésiologie de saint Ignace d’Antioche, écrit par le théologien grec américain, le père John Romanides. C’est là que je rencontrai pour la première fois, sous une forme pleinement développée, la perspective de l’ « ecclésiologie eucharistique « qui a été depuis popularisée par les écrits du père Nicolas Afanassieff et du métropolite Jean (Zizioulas) de Pergame. À la première lecture, l’interprétation que le père John donnait des lettres de saint Ignace me convainquit immédiatement ; quand je consultai les lettres elles-mêmes, mes convictions se trouvèrent pleinement confirmées. […]
L’unité de l’Église, telle que l’évêque d’Antioche l’envisage, n’est pas seulement une idée théorique, mais une réalité pratique, établie et rendue visible par la participation de chaque communauté locale aux saints mystères. En dépit du rôle central exercé par l’évêque, l’unité n’est pas imposée de l’extérieur par le pouvoir de juridiction, mais elle est créée de l’intérieur par l’acte de recevoir la communion. L’Église est par-dessus tout un organisme eucharistique qui devient lui-même par la célébration du sacrement de la Cène du Seigneur, « jusqu’à ce qu’Il revienne » (1 Co 11, 26). En ce sens, saint Ignace, interprété par le père John Romanides, me fournissait un chaînon manquant capital. Khomiakov avait parlé de l’unité organique de l’Église, mais il ne l’avait pas associée à l’eucharistie. Dès que j’eus perçu le lien intégral entre l’unité ecclésiale et la communion sacramentelle, tout se mit en place.
Mais où cela me laissait-il, moi qui était (encore) en dehors, incapable de recevoir les sacrements dans l’Église orthodoxe ? À Pâques 1957, j’assistai pour la première fois à l’office de minuit. J’avais l’intention de prendre la communion, plus tard dans la matinée, dans une église anglicane (cette année-là, la Pâque orthodoxe et la Pâque d’Occident tombaient le même jour), mais en revenant de la célébration orthodoxe, je savais que c’était impossible. J’avais déjà fêté la résurrection du Christ avec l’Église orthodoxe, d’une manière que je sentais complète et non répétable. Si j’avais, après cela, reçu la communion ailleurs, cela aurait été – pour moi personnellement – irréel et malhonnête.
Après cela, je ne communiai plus jamais à un autel anglican. Étant resté plusieurs mois sans communier, je parlai, en septembre 1957, avec Madeleine, la femme de Vladimir Lossky. Elle me démontra le péril de ma situation, vivant dans un no man’s land. « Vous ne pouvez continuer ainsi, me dit-elle. L’eucharistie est notre nourriture mystique ; sans elle, nous mourons de faim. » […]
Ne vous fiez pas aux apparences...
Restait malgré tout un argument puissamment dissuasif. Si l’Église orthodoxe est réellement la seule vraie Église du Christ sur terre, comment se pouvait-il, me demandais-je, qu’elle soit en Occident si ethnique et nationaliste dans son aspect, si peu intéressée par quelque forme que ce soit de témoignage missionnaire, si fragmentée en « juridictions » parallèles souvent en conflit ?
En principe, l’orthodoxie est, bien sûr, toujours claire sur sa revendication d’être la vraie Église. Comme je l’ai lu dans le message des délégués orthodoxes à l’assemblée du Conseil œcuménique des Églises à Evanston (1954) :
En conclusion, nous sommes tenus de déclarer notre profonde conviction que la Sainte Église orthodoxe a seule préservé pleine et intacte « la foi qui a été confiée une fois pour toutes aux saints ». Cela n’est pas en raison de notre mérite humain, mais parce qu’il plaît à Dieu de préserver « son trésor dans des vases d’argile, afin que l’excellence de la puissance puisse venir de Dieu » (2 Co 4,7 ).
Il semblait pourtant y avoir un gouffre béant entre les principes et la pratique orthodoxes. Si les orthodoxes croyaient réellement être la seule vraie Église, pourquoi plaçaient-ils de tels obstacles sur la route des convertis en puissance ? En quel sens l’orthodoxie était-elle véritablement « une », alors que, par exemple, il y avait en Amérique du Nord au moins dix-neuf juridictions orthodoxes différentes, avec pas moins de treize évêques dans la seule ville de New York ? Certains de mes amis anglicans arguaient que l’Eglise orthodoxe n’était pas plus unifiée que la Communion anglicane – voire même moins à certains égards – et que franchir le pas me ferait tomber de Charybde en Scylla.
Là, je fus aidé par ces paroles de Vladimir Lossky :
Combien ont reconnu le Fils de Dieu dans « l’homme des douleurs » ? Il faut avoir les yeux pour voir et le sens ouvert dans le Saint-Esprit pour reconnaître la plénitude là où l’œil extérieur ne perçoit que limitations et déficiences. [...] Pour savoir reconnaître la victoire sous les apparences de l’échec, la force de Dieu s’accomplissant dans l’infirmité, la vraie Église dans sa réalité historique, il faut recevoir, selon la parole de saint Paul, « non pas l’esprit de ce monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les choses que Dieu nous a données par sa grâce » (1 Co 2,12).
Considérant la situation empirique de l’orthodoxie au XXe siècle dans le monde occidental, j’étais en effet confronté à un apparent « échec » et une apparente « infirmité » ; les orthodoxes eux-mêmes, d’ailleurs, ne le niaient pas. Mais à y regarder plus profondément, je pouvais voir aussi « la vraie Église à l’intérieur de sa réalité historique ». L’étroitesse ethnique et l’intolérance de l’orthodoxie, si profondément enracinées qu’elles soient, ne font pas partie de l’essence de l’Église, mais constituent une distorsion et une trahison de sa vraie nature – il y a, bien entendu, aussi des aspects positifs au nationalisme chrétien orthodoxe. Pour ce qui est du pluralisme juridictionnel de l’Église orthodoxe en Occident, il a ses causes historiques spécifiques ; les plus visionnaires parmi les leaders orthodoxes ont toujours considéré cela au mieux comme un arrangement provisoire, uniquement temporaire et transitoire. De plus, il y a une différence évidente entre les divisions prévalant au sein de l’anglicanisme et celles qu’on trouve au sein de l’orthodoxie. Les anglicans sont unis (pour la plupart) dans leur organisation extérieure, mais profondément divisés dans leurs croyances et leurs formes de culte public. Les orthodoxes, en revanche, sont divisés seulement dans leur organisation extérieure, mais fermement unis dans leurs croyances et dans leur culte. […]
Regardant au-delà des échecs extérieurs et visibles de l’orthodoxie, je fis un acte de foi dans « les choses qui ne se voient pas » (2 Co 4, 18), dans son unité fondamentale et la plénitude sous-jacente de sa tradition doctrinale, liturgique et spirituelle.
Pour entrer dans la maison orthodoxie, je devais frapper à une porte particulière. Quelle « juridiction » allais-je choisir ? Je me sentais fortement attiré par l’Église orthodoxe russe en exil, l’Église hors frontières comme on l’appelle communément. J’admirais en particulier sa fidélité à l’héritage liturgique, ascétique et monastique de l’orthodoxie. Je n’avais que seize ans lorsque j’avais lu le livre de Helen Waddel, The Desert Fathers, et depuis lors j’étais fasciné par l’histoire monastique de l’Orient chrétien. Je découvris que la plupart des monastères dans l’émigration orthodoxe appartenaient à l’Église russe hors frontières. En Europe occidentale, j’avais visité deux couvents de femmes qui en dépendaient, celui de l’Annonciation, à Londres, et celui de la Mère de Dieu de Lesna, à l’extérieur de Paris ; j’avais été chaleureusement accueilli dans les deux. J’admirais aussi la façon dont l’Église russe hors frontières honorait les nouveaux martyrs et les confesseurs qui avaient souffert pour la foi sous le joug soviétique. D’un autre côté, j’étais gêné par l’isolement canonique du synode en exil. Dans les années 1950, cet isolement était moindre qu’à présent, car, à cette époque, il y avait encore des concélébrations régulières entre le clergé russe en exil et les évêques et prêtres du Patriarcat œcuménique. Mais je voyais l’Église orthodoxe en exil se couper de plus en plus de l’orthodoxie mondiale, et cela me troublait. […]
Malgré mon amour pour la spiritualité russe, il me devint évident que le mieux pour moi était de rejoindre le diocèse grec de Grande-Bretagne, sous l’obédience du Patriarcat de Constantinople. En tant que philologue classique, j’avais une bonne connaissance du grec néotestamentaire et byzantin, alors qu’à cette époque je n’avais pas encore étudié le slavon d’Église. Si je devenais membre du Patriarcat œcuménique, je n’aurais pas à prendre parti entre les groupes russes rivaux et je pourrais conserver mes amitiés personnelles avec des membres tant du Patriarcat de Moscou que de l’Église russe en exil. Plus important encore, Constantinople était l’Église-mère dont la Russie avait reçu la foi chrétienne ; il me semblait juste, dans ma quête de l’orthodoxie, de retourner à la source. […]
Je revins donc voir l’évêque Jacques d’Apamée et je fus très surpris de le trouver désireux de me recevoir pratiquement tout de suite. Il m’avertit cependant : « Mais comprenez bien que pour rien au monde nous ne vous ordonnerons au sacerdoce : nous n’avons besoin que de Grecs. » Cela ne m’inquiétait pas, car j’étais heureux de remettre mon avenir entre les mains de Dieu. J’étais trop content que la porte se soit enfin ouverte, et j’entrai sans vouloir poser de conditions. Je vécus ma réception dans l’orthodoxie non pas comme un « droit », non pas comme quelque chose que j’étais en droit d’ « exiger », mais simplement comme un don libre et immérité de la grâce de Dieu. Je fus heureux et serein quand l’évêque Jacques me donna pour père spirituel le père George Chérémétieff, ce qui me permettait de rester proche de l’Église russe en exil.
J’arrivai ainsi à la fin de mon cheminement, ou plus exactement à une étape nouvelle et décisive d’un cheminement qui avait commencé dès ma petite enfance et qui, par la grâce de Dieu, continuera jusqu’à l’éternité. Peu après Pâques 1958, le vendredi de la semaine radieuse, en la fête de la Source vivifiante, je fus chrismé par l’évêque Jacques à la cathédrale grecque de Sainte-Sophie, à Londres-Bayswater. Enfin, j’étais arrivé à la maison. […]
À l’intérieur de l’orthodoxie, j’ai en réalité trouvé de la chaleur, de l’amitié et de l’amour plein de compassion presque partout où je suis allé, et j’ai certainement eu le privilège de rencontrer des saints vivants. Ceux qui avaient prédit que, en devenant orthodoxe, je me couperais de mon propre peuple et de ma culture nationale se sont trompés. En embrassant l’orthodoxie, j’en suis convaincu, je ne suis pas devenu moins anglais, mais plus authentiquement anglais ; j’ai redécouvert les anciennes racines de mon anglicité, car l’histoire chrétienne de ma nation remonte à bien des siècles avant le schisme entre l’Orient et l’Occident. Je me rappelle une conversation avec deux Grecs peu après ma réception. « Cela doit vous sembler bien difficile, remarqua le premier, d’avoir quitté l’Église de vos pères. » Mais le second me dit : « Vous n’avez pas quitté l’Église de vos pères, vous y êtes retourné. » Il avait raison.
Inutile de le préciser : ma vie en tant qu’orthodoxe n’a pas toujours été « le ciel sur la terre ». Bien des fois, j’ai été profondément découragé ; mais le Christ lui-même n’a-t-il pas averti qu’être disciple signifie porter sa croix ? Quarante-huit ans plus tard, je peux affirmer de tout mon cœur que la vision de l’orthodoxie que j’ai eue à mon premier office de vigiles en 1952 était sûre et vraie. Je n’ai pas été déçu.
Je ne ferais qu’une seule réserve : ce que je n’aurais pas pu apprécier en 1952, mais que je vois maintenant bien plus clairement, c’est le caractère profondément énigmatique de l’orthodoxie, ses nombreuses antithèses et polarités. Le paradoxe de la vie orthodoxe au XXe siècle est résumé par le père Lev Gillet, lui-même Occidental, qui avait fait le chemin jusqu’à l’orthodoxie, en des mots qui sont plus proches du cœur des choses que tout ce dont je peux me souvenir d’autre :
Ô étrange Église orthodoxe, si pauvre et si faible, qui se maintient comme par miracle à travers tant de vicissitudes et de luttes, Église de contrastes, à la fois si traditionnelle et si libre, si archaïque et si vivante, si ritualiste et si personnellement mystique, Église où la perle de grand prix de l’Évangile est précieusement conservée, parfois sous une couche de poussière ; Église qui souvent n’a pas su agir, mais qui sait chanter comme nulle autre la joie de Pâques.
Extrait de : Kallistos Ware, Approches de Dieu
dans la voie orthodoxe, Cerf/Le sel de la terre, 2004.
Reproduit avec autorisation.