En 787 Et 788.
Pendant que Charlemagne était occupé à faire la guerre aux Saxons, Tassilon, duc de Bavière, s'était de nouveau révolté contre son suzerain et cousin. Ayant eu une discussion au sujet de la ville de Bozen avec Rupert, gouverneur royal de Charlemagne dans le sud du Tyrol, il le vainquit, et Rupert perdit la vie dans une rencontre. Tassilon fut même soupçonné d'avoir conclu avec les Avares païens un traité d'alliance contre les Francs, et de les avoir engagés à faire une invasion en Germanie. Charlemagne songea à punir son vassal comme il le méritait. Ce fut en vain qu'au commencement de l'année 787, Tassilon envoya à Rome des députés, pour essayer d'arrêter les bases d'une réconciliation avec Charles, qui s'y trouvait à cette époque. Ses députés, Arno évêque de Salzbourg et Hunrich abbé de Mansée, n'avaient même pas les pouvoirs nécessaires pour remplir leur mission, et le pape Adrien lui-même, sur l'entremise duquel Tassilon comptait beaucoup, se déclara contre lui et le menaça d'excommunication, s'il persistait dans sa résistance. A son refour d'Italie, Charlemagne cita le duc de Bavière à comparaître devant la diète synodale de Worms, dans l'été de 787. D'après un diplôme que nous possédons encore (harzheim, 1.1, p. 259% Charles aurait donné, dans ce synode à la tête duquel se trouvait Lullus de Mayence, le nouveau siège épiscopal de Brème, dans la province saxonne de Wigmodia, à Willehade. Mais la plupart des chroniqueurs placent au 14 octobre 786 la mort de Lullus; d'après ce calcul, il serait mort presque une année avant la réunion du concile '. On sait que Tassilon ne se rendit pas à l'invitation de Charlemagne, et celui-ci fut réduit à exposer ses plaintes et ses griefs devant l'assemblée des grands et des évoques. Aussitôt après, il marcha en toute hâte, avec son armée, contre la Bavière; Tassilon, surpris, n'ayant pas le temps de se concerter, et abandonné des siens, fit sa soumission, et le 3 octobre 787 il renouvela, avec son fils Théodore qui était associé
(1) Binterim, a. a. 0. Bd. II, S. 44 f.
au gouvernement, le serment de fidélité. Charles s'éloigna ensuite, et Tassilon, prêtant de nouveau l'oreille à de mauvais conseils, ne voulut pas fournir le contingent qu'il avait promis, lorsque les Avares firent invasion dans l'empire : aussi, pour ce motif, Charles le cita-t-il à comparaître par-devant la diète synodale qui se tint à Ingelheim, lors de la Pâque de 788; il y fut déposé, et sa famille fut déclarée inhabile à lui succéder. Ainsi qu'il l'avait fait pour l'Alemannie, Charles laissa alors s'éteindre en Bavière le titre de duc, et il réduisit le pays à n'être plus qu'une province franque administrée par des comités. Tassilon se retira volontairement, dit-on, dans le couvent de Saint-Goar, où il prit l'habit religieux avec ses fils '.
LIVRE VINGTIÈME
SYNODES CÉLÉBRÉS DEPUIS 788
JUSQU'A LA MORT DE CHARLEMAGNE EN 814.
CHAPITRE PREMIER
L'ADOPTIANISME ET LES SYNODES ENTRE 788 ET 794 INCLUSIVEMENT.
§ 390.
CARACTÈRE ET ORIGINE DE LADOPTIANISME '.
Dans les vingt-cinq ans qui suivirent le 2* concile œcuménique de Nicée, l'Orient ne fut pas travaillé par de nouvelles discussions de théologie ; mais, en revanche, deux questions agitèrent les Eglises d'Occident, l'adoptianisme et la question de savoir si l'on devait admettre les décisions du 2econcile œcuménique de Nicée. L'adoptianisme issu de l'Espagne captiva bientôt l'atten
(1) Les sources pour l'histoire des discussions soulevées par l'adoptianisme seront indiquées dans notre travail, à mesure que l'occasion s'en présentera. Les plus importantes sont : 1) las écrits d'Ehpand et de Félix ; 2) les réfutations de ces écrits par Alcuin, Paulin d'Aquilée et Agobard de Lyon ; 3) les actes des divers synodes dans lesquels cette question a été agitée. Quant à la littérature moderne ayant trait à ce débat, elle a été indiquée par Walch, Ketserhist. Bd. IX, S. 673, 850 ff. 935 ff. Ce savant a luimême traité deux fois ce thème de l'adoptianisme : une première fois, ex professo, dans son Historia Adoptianorum, Gotting. 1755, et plus tard, d'une manière beaucoup plus pertinente, en 1780, dans le 9" volume de saKetzerhist. S. 667-940. N»us citerons en outre, parmi les ouvrages importants et méritant d'être consultés : 4.) Observationes historicœ circa Felicianam hœresim, par Jacques Basnage, dans le t. II, p.284sqq.de son Thésaurus monumentorum; 2) les dissertations de Madrisi, prêtre de 1 Oratoire à Utine, qu'il a insérée?
tion des théologiens des autres parties de l'Europe, surtout de ceux de l'empire de Charlemagne, et les questions qu'il soulevait furent traitées de part et d'autre avec une science remarquable pour cette époque, et, en particulier, avec une connaissance approfondie de la patristique. A la tête des adoptianistes se trouvaient Elipand, archevêque de Tolède (qui était alors sous la domination des Maures), et Félix, évêque dTTrgel, dans la Marca Hispanica, dont Charles s'était emparé '. Ils étaient l'un et l'autre des personnages de distinction et remplis de science. Parmi leurs partisans, on comptait surtout l'évêque Ascaricus, et l'abbé Fidelis, issus probablement des Asturies, et qu'on appelait ordinairement les frères de Cordoue; c'étaient eux qui réunissaient les chefs de preuves en faveur de la nouvelle doctrine. Alcuin va même jusqu'à dire. : Maxirrte origja kujus perfidies de Cordua civitate processif 2. Pendant quelque temps tout l'épiscopat espagnol semble même avoir partagé ces nouvelles erreurs.
On se demande si cfest Elipand ou FéMx qui a le premier émrè cette doctrine. Les anciens auteurs ne sont déjà plus d'accord sur ce point. Eginhard, ou l'auteur des Annales publiées sous son nom, raconte, à l'année 792 : « Elipand avait demandé, par écrit, à l'évêque Félix ce qu'il fallait penser de la nature humaine du Christ, s'il fallait regarder le Christ en tant qu'homme comme le véritable Fils de Dieu, ou comme simplement le fils adoptif, et Félix avait déclaré, d'une manière irréfléchie et en opposition avec la doctrine ecclésiastique, que sous le rapport de son humanité le Christ n'était que fils aèoptif; et il' avait ensuite cherché, avec obstination, à défendre cette erreur dans ses écrits 4. »
dans son édition des Œuvres de Paulin d'Aquilée, et dont une est particulièrement dirigée contre Basnaae ; elle a été réimprimée par Miqne dans le 99e volume de son Cursus Patrologice; 3) la dissertation de Enhueber, prieur de Saint-Emmoran à Ralisbonne,écrite contre le premier ouvrage de Walch, pour prouver que les adoptianistes étaient réellement tombés dans le nestorianisme ; elle a été réimprimée dans l'excellente édition que Froben Fors^ ter, prince-abbé de Saint-Emmeran, a donnée des Œuvres a"Alcuin (t. CI de la Patrologie de Migne) ; 4) le savant prince-abbé a en outre enrichi son édition d'une dissertation de hœrcsi Elipandi, etc., et de VAppendix II dans lequel il donne divers documents importants concernant l'histoire de l'adoptianismc, et plusieurs lettres que l'Espagnol Majans lui avait écrites sur le même sujet.
(1) Urgelis, Urgela ou Orgellis appartenait autrefois à la province de Tarragone ; mais depuis le milieu du vin" siècle, c'est-à-dire depuis la destruction de Tarragone, cette ville appartenait à la province ecclésiastique de Narbonne.
(2) Alcuim Ep. H ad Laidradum, dans ses Opp. éd. Migne, t. II, p. 234.
Plusieurs concluent de là que Félix est le véritable auteur de l'adoptianisme, tandis qu'Alcuin et d'autres attribuent ce rôle à Elipand. Alcuin dit, par exemple, dans son Epist. I ad Laidradum, Le., p. 232: Eumdem Elipandum sicut dignïtate ita etiam perfidiœ malo primurn esse partibus in Mis agnovi. Mais cette contradiction apparente entre les Annales d'Eginhard et les autres documents ne doit pas nous donner le change, car la manière même dont Elipand propose ces questions à Félix laisse voir que l'archevêque de Tolède était déjà imbu d'adoptianisme. Il faut remarquer aussi que, dans l'histoire des discussions sur l'adoptianisme, autant du moins que nous la connaissons, il est, en fait, question d'Elipand avant qu'on ne s'occupe de Félix. Il est probable que Elipand, rencontrant de l'opposition contre ses doctrines, avait demandé au savant évèque Félix de lui faire connaître son opinion sur cette question, et cette démarche s'explique beaucoup plus que le prince-abbé Froben ne paraît le supposer dans le § 4 de sa dissertation, même quand on tient compte du caractère orgueilleux d'Elipand. Les deux évêques étaient probablement amis, et, du reste, Elipand ne demandait pas tant à Félix de l'instruire ; il lui écrivait bien plutôt pour qu'il se déclarât son partisan et pour qu'ils combattissent de concert dans les luttes qui allaient commencer.
Dès le début, les adoplianistes firent tous leurs efforts pour se placer sur le terrain du concile de Ghalcédoine, et plus leurs adversaires leur reprochaient leur nestorianisme ou leur penchant vers cette hérésie, plus ils prétendaient professer et enseigner l'union hypostatique des deux natures dans le Christ, de la nature divine proprement dite et de la nature humaine proprement dite, dans la personne unique du Logos 2. Mais pendant qu'ils professaient ainsi de bouche la personnalité unique du Christ, et condamnaient, par là même, le principe fondamental du nestorianisme, ils se laissaient glisser peu à peu, grâce au peu de clarté de leurs pensées et de leurs expressions, sur un chemin qui, poursuivi d'une manière logique, conduisait à l'ancien nestorianisme. Elipand et ses amis disaient, avec raison :
(1) Pertz, 1. c. p. 179. Pertz a montré (Monumenta, etc. t. I, p. \li *qq.) <jue le célèbre Eginhard était réellement l'auteur des Annales qui vont de 741 à 829.
(2) C'est ce qui revient très-souvent, par exemple dans VEpist. Elipamii, etc., ad episcopos Galliœ, etc., et dans celle ad Albinum.
La divinité est essentielle au Logos, tandis qu'il a adopté l'humanité; ils se servaient quelquefois, pour dire que le Logos avait pris l'humanité, de l'expression adsumere, qui était l'expression reçue; mais ils employaient beaucoup plus souvent l'ex-. pression plus rare de adoptare, et ils raisonnaient comme il suit : « Puisque l'humanité du Christ a été adoptée par Dieu (c'est-àdire par le Logos), le Christ est simplement le fils adoptif de Dieu sous le rapport de son humanité ', tandis que, du côté de sa divinité, il est vents et proprius filius Dei. * Ou bien : « Par sa divinité, il est Fils par nature; par son humanité, au contraire, il n'est Fils de Dieu que par grâce, et seulement par la volonté libre de Dieu. » Ils avaient aussi coutume de dire : « Le Fils unique (du Père) est le vrai Fils de Dieu, tandis que le premier né (de Marie) est simplement fils adoptif. Ils oubliaient que si, conformément à leur supposition, l'humanité du Christ n'avait constitué aucune personnalité propre, et si son moi personnel avait été dans le Logos, on ne pouvait pas non plus donner le nom de fils à cette nature humaine. Une personne seule, et non pas une nature, peut être appelée fils et l'être en réalité. Ils pouvaient, il est vrai, parler d'une nature humaine du Christ, qui aurait été adoptée ; mais en elle-même cette nature ne pouvait pas plus être appelée fils adoptif que fils proprement dit. Par contre, quiconque n'admet dans le Christ qu'une seule personnalité, celle du Logos, doit, pour être conséquent avec lui-même, ne parler non plus que d'un seul fils, et, après l'incarnation, cette personne reste ce qu'elle était auparavant de toute éternité, c'est-à-dire le Logos éternel du Père. Le fils unique et le premier-né sont donc, puisqu'ils n'ont qu'une seule et même personnalité, uja seul et même Fils de Dieu, c'està-dire le Fils véritable et naturel de Dieu. Il est vrai que la sainte Écriture distingue ces termes, Fils de Dieu et fils de l'homme ; mais par fils de l'homme, elle entend simplement le Fils de Dieu fait homme, et elle est bien loin d'attribuer à l'humanité du Christ une personnalité ou une filiation particulière. En le faisant, les adoptianistes, qui distinguaient également dans le Christ le Fils adoptif du Filius naturalis, séparaient, quoiqu'ils s'en défendissent énergiquement, le Sauveur unique en
deux fils et
en deux personnes, et la logique les forçait à revenir à l'ancien nestorianisme '. Ils auraient eu eux-mêmes probablement conscience de ces déductions, s'ils ne s'étaient fait illusion à l'origine, avec une expression qui avait été déjà employée par d'autres. Plusieurs Pères de l'Église, S. Augustin par exemple {De diversis quœslionibus, q. 73, 2), et plusieurs docteurs et synodes orthodoxes, ainsi le quatrième synode de Tolède, et même les adversaires les plus déclarés des adoptianistes, Alcuin par exemple {adv. Felicem, lib. III, 17, et VII, 2, dans Migne, t. CI, p. 172 et 213), se servaient souvent de cette expression : Filius Dei hominem assumpsit, indutus est homine, assumtus est homo, et dans ces passages ils prenaient le mot homo pour synonyme de humana natura. Se conformant à cette manière de parler, et substituant au mot assumere leur terme adoptare, les adoptianistes parlaient d'un adoptatus homo, au lieu d'une adoptata humana natura, et il n'y avait ensuite que très-peu à faire pour donner le nom de filius à cet adoptatus homo, tandis que cette expression de filius se serait moins bien adaptée au terme adoptata natura. En donnant ce nom defilius à V adoptatus homo, ils lui attribuaient une sorte de personnalité, et cependant ils niaient très-énergiquement l'avoir fait, pour pouvoir échapper à toute accusation de nestorianisme ; d'un autre côté, ils tom
(1) Enhueber a montré d'une manière détaillée, contre Walch, dans la dissertation que nous avons déjà citée, les rapports qui existaient entre le nestorianisme etl'adoptianisme. Dans se? deux travaux sur l'adoptianisme, Walch avait nié ces rapports; mais il semble qu'il ne s'est pas lui-mêmerendu parfaitement compte du point en question ; sans cela il n'aurait pas dit : « On ne peut cependant pas nier que le Fils de Dieu est une personne sous le rapport de sa nature divine, et que l'Homme-Christ a été aussi une personne qui toutefois n'avait pas de persormaiité propre à elle-même. »(Ketzerhist. Bd. IX, S. 794.) De même 8. 869. Anm. 2, S. 890 Anm. 3, et S. 904, IV, on voit de nouvelles preuves du peu de lucidité de l'exposition de Walch, qui, en outre, S. 862 et 882, regarde le principe fondamental des adoptianistes comme un emploi légitime de la Communicatio idiomatum.etqui s'efforce en même temps de les laver du reproche du nestorianisme. C'est seulement avec ce nestorianisme acceptable, dit-il, S. 905, que les adoptianistes avaient quelque analogie, mais ils n'en ont aucun avec ce que l'on regarde ordinairement, parce que Cyrille nous a induits en erreur, comme le nestorianisme. Avant Walch, plusieurs autres savants avaient cherché à prouver que les adoptianistes ne devaient pas être accusés de nestorianisme, et que toutes ces discussions étaient une pure logomachie; nous citerons,
Ear exemple, le jésuite espagnol Gabriel Vasquez, et les protestants : Dorsch, asnage, vVerenfels, Mosheim, etc. Par contre, Cotta, Baumgarten, Buddée, Porbèse, et autres, par exemple les catholiques Petau, Noël Alexandre, Madrisi, Enhueber, et même Alcuin et Beatus de Libana, ont porté contre les adoptianistes une accusation de nestorianisme. Vgl. Walch, a, a. 0. S. 849 ff.
T. v. 5
baient aussi dans l'erreur en rattachant la filiation à la nature, et non pas à la personnalité; ils commettaient là une méprise et une erreur philosophique, si l'on peut ainsi parler, analogue à celle qui avaitété commise par les nionothéliles, mais dansunsensinverse. Ceux-ci faisaient dépendre la volonté de la personne, au lieu de la faire dépendre de la nature; les adoptianistes au contraire faisaient dépendre la filiation de la nature, au lieu de la faire dépendre delà personne, e'. c'c::t pour cela qu'ils parlaient de deux fils en une personne. Les adoptianistes étaient en outre persuadés que leur théorie seule sauvegardait la véritable humanité du Christ, et que ceux-là élaient leurs ndversaires qui faisaient peu de cas de laveritas corporis Christi. Quiconque n'acceptait pas l'adoptianisme leur semblait enseigner un mélange des deux natures du Sauveur, faire dériver la chair du Christ de la substance de Dieu et ne pas distinguer entre Creator et creatura,entre Verbum et caro l. La doctrine orthodoxe opposée au principe fondamental des erreurs de l'adoptianisme est exposée d'une manière très-remarquable dans la profession de foi que Félix d'Urgel dut émettre en 799, lorsqu'il abjura ses erreurs : « Nous professons dans les deux natures, dans la divinité et l'humanité, un seul proprium ac verum filium, tmigetiitum videlicet Patris, unicum filiumejus; lesproprietates de chaque nature ont été cependant sauvegardées, la divinité du Logos n'a pas été changée en la nature humaine, et la nature humaine prise [adsumta) par le Logos n'a pas été changée en la nature divine.Les deux (natures) sont tellement unies dans une seule personne unique (singularitate) depuis la conception dans le sein de la Vierge, que le Fils unique de Dieu est sorti du sein de la Vierge vénérable absque ulla corruptione. L'homme pris par le Logos n'est pas, du reste, issu de la substance du Père, ainsi que le Logos luimême 5 ; mais il est ne de la substance de sa mère ; toutefois, comme, ainsi que nous l'avons déjà dit, il (c'est-à-dire l'homme, la nature humaine) a été admis, dès le moment de la conception, par le vrai et réel Fils de Dieu, dans l'unité de sa personne, il résulte de là que le Fils de Marie est le réel et véritable Fils de Dieu; autre n'est pas le Fils de Dieu, et autre le fils de
l'homme, mais Dieu et l'homme sont le Fils unique, véritable et réel de Dieu le Père, non adoptione, non appellatione seu mtncupatione, sed in utraque naturel unus Dei Patris verus ac proprius Dei Filius credatur '. »
Dans ce passage, on condamne également le second des grands principes de l'adoptianisme, qui était à la fois une conséquence de leur erreur fondamentale, et un côté faible qui donnait prise aux orthodoxes. « Si celui qui s'est fait homme, ou bien qui est le premier-né, pouvaient dire les orthodoxes, n'est pas le vrai Fils de Dieu, mais simplement son Fils adoptif, il n'est évidemment pas non plus le vrai Dieu, et cependant l'Église a de tout temps donné au Christ le nom de Dieu. » — «Certainement, répondaient Elipand et ses amis, il est appelé Dieu, on lui donne ce titre ; mais il n'est pas le vrai Dieu, il n'est que le Deus nuncupativus, et ce titre ne lui est accordé qu'à cause de son étroite union avec le véritable Fils de Dieu, c'est-à-dire avec le vrai Dieu. Ayant été pris par lui, il reçoit le titre avec celui qui l'a pris; il est déifié par une grâce d'adoption. » A\cuïa (adv. Felicem, lib. IV, 2, dansMiGNE.t. CI, p. 173) nous a conservé un texte assez obscur de Félix d'Urgel, dans lequel celui-ci ajoute : cum electis suis, c'est-à-dire avec ses élus, le fils adoptif a été déifié et décoré du titre de Dieu par une grâce d'adoption ; c'est ainsi que, dans la sainte Écriture, on appelle aussi dieux[Joan. 10, 35) des hommes qui, par leur nature, n'étaient pas semblables à Dieu, mais qui ont été déifiés par la grâce de Dieu. Ces dernières appellations n'étant, comme on sait, données dans la sainte Écriture que d'une manière figurée, on pourrait, au premier abord, croire que les adoptianistes n'appelaient aussi le Christ Dieu que d'une manière figurée [per metaphoram). Il n'en était cependant pas ainsi, et c'est ce que nous comprendrons, si nous examinons de près le troisième principe de cette secte. Afin de soutenir leur doctrine, les adoptianistes établissaient entre le Christ et les autres hommes les rapprochements suivants, qui sont, sur beaucoup de points, erronés : a) Tout homme est par nature, et non pas simplement par suite du péché, serviteur de Dieu, c'est-à-dire qu'il est tenu à obéir à la loi de Dieu. Ce caractère de serviteur est aussi celui du premier-né, et son
(1) Massi. t. XIII, p. 1035. — Hard. t. IV, p. 930. Se trouve aussi dans l'éd. des ŒuvresdAlcuin par Froben, p. 918, et dans MiQSB,t.XGVI, p. 882.
obéissance vis-à-vis du Père n'est pas une obéissance volontaire, elle est un devoir. De même toutes les faiblesses de la nature humaine que la sainte Ecriture reconnaît avoir été partagées par le Christ, par exemple, qu'il a eu faim, qu'il a eu soif, qu'il s'est fatigué, etc., ont été en lui par un effet de la nécessité, et non pas parce qu'il les a volontairement acceptées (voy. sur ce point, dans le § 297 de cette Histoire des Coiiciles, la fin de la lettre de Sophronius qui réfute très-bien ce principe erroné), b) Toutefois l'homme doit de serviteur de Dieu devenir fils de Dieu, il est prédestiné à cela, et il devient fils de Dieu par le baptême. De même le premier-né a dû être prédestiné et de serviteur de Dieu devenir Fils de Dieu, et cela également par le baptême. C'est lors de ce baptême qu'il fut adopté Fils de Dieu par ces paroles : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, etc. » Comme tout chrétien, le Christ est devenu par le baptême Fils de Dieu, per gratiam adoptio?iis, mais d'une manière beaucoup plus élevée que tous les autres, excellentius cunctis electis, disaient les adoptianistes. Ils donnaient le nom de renaissance au changement qui se produisait, pour devenir Fils de Dieu, et ils affirmaient que cette renaissance avait été, même dans le Christ, le résultat du baptême ; mais ils n'entendaient pas par là une renaissance morale, c'est-à-dire le passage de l'état du péché à l'état d'enfant de Dieu ; car ils ne s'étaient pas encore si fort avancés dans l'erreur qu'ils attribuassent des péchés au premier-né.
Examinons maintenant le texte déjà cité de Félix d'Urgel : « Celui qui a paru in forma hominis a été déifié cum electis suis. » Nous y trouvons a) que, par cette déification, il n'entend pas que l'humanité ait été déifiée intérieurement et d'une manière morale, mais que cette déification est pour lui la transition par le baptême à l'état d'enfant de Dieu ; b) qu'en citant la Bible, qui donne parfois le nom de Dieu aux hommes, il n'entend pas émettre la proposition suivante : « Comme les autres hommes, c'est-à-dire comme les élus, de même le Christ est appelé Dieu d'une manière purement métaphorique; » il voulait simplement dire ceci : « De même que les electi deviennent, dans le baptême, fils de Dieu, gratia adoptionis, de même le Christ l'est devenu, seulement à un degré supérieur. »
Il n'est guère possible de déterminer, d'une manière certaine, comment les adoptianistes sont arrivés à la conception de leur bizarre doctrine, et l'hypothèse de Baronius, qui a voulu en faire le résultat de la cohabitation des Espagnols et des mahométans, me parait tout à fait inacceptable, carl'adoptianisme est tout aussi accentué et tout aussi affirmatif que l'orthodoxie au sujet des dogmes chrétiens qui pouvaient déplaire aux mahométans, par exemple au sujet de la Trinité, de la divinité du Christ et de l'incarnation de Dieu. Si les adoptianistes avaient fait du Christ tout entier un simple Fils adoptif de Dieu, une sorte de prophète, alors ils auraient supprimé l'un des principaux griefs des mahométans contre le christianisme. Les adoptianistes, au contraire, mettaient le plus possible en relief ce dogme que la nature divine du Christ était ôijloouoioç à celle du Père, et ils étaient si peu portés à user de condescendance vis-à-vis des Maures, qu'ils étaient les premiers, ainsi que le prouvent leurs lettres à Charlemagne, à accuser leurs adversaires d'une telle condescendance. Quiconque, disaient-ils, ne distingue pas dans le Christ deux sortes de filiation, rabaisse, par le fait même, toute la filiation du Fils, de même que l'égalité de substance de ce qu'il y a de divin dans le Christ avec le l'ère. — En outre, il esta peine croyable qu'avec la haine profonde qui divisait les Maures et les Espagnols, ceux-ci se soient inspirés des dogmes du mahométisme, ou aient modifié leur propre système pour faire plaisir aux infidèles. On ne saurait imaginer une pareille déduction, sous prétexte que Félix a eu une discussion avec un Sarrasin (nous tenons ce détail d'Alcuin, epist. 101, alias 85). D'autres historiens ont pensé que les adoptianistes étaient disciples et successeurs des bonosiens, qui, en effet, ont enseigné l'adoption du Christ, et ont fait émettre cette sentence par le synode de Tolède, tenu en 675 : Hic ctiam fdius Dei, natura est filius, non adoptione (cf. supra, t. III de YHist. des Conc. § 290, p. 654). Il y a toutefois entre les bonosiens et les adoptianistes cette différence radicale que les premiers reportaient cette adoption sur la nature divine du fils ; aussi les bonosiens furent-ils solennellement analhématisés par Elipand. Au lieu donc de regarder Bonosus comme un allié, Elipand identifiait avec les bonosiens Beatus, qui était son principal adversaire '.
(1) On se demande en vertu de quel raisonnement il concluait de cette manière; peut-être se disait-il en lui-même : « Celui qui prétend que le premier-né est le même fils que le fils unique, doit aussi regarder ce lils unique comme un simple fils adoptif, (puisque, aux yeux d'Elipand, le premier-né était un fils adoptif).
Les adoplianistes citaient souvent des passages extraits des Pères de l'Église, de S. Hilaire, de S. Ambroise, de S. Augustin, de S. Jérôme, mais ils voulaient par là fortifier leur doctrine plutôt que de prouver qu'elle avait été puisée dans ces Pères. En tête de ces passages se trouvait la proposition suivante extraite de S. Isidore de Séville : Unigenitus autern vocatur secundum divinitatis excellentiam, quia sine fratribus, primogenitus secundum susceptionem hominis, in qua per adoptionem gratiœ fratres habere dignatus est, de quibus esset primogenitus *. On reconnaît facilement ce que S. Isidore veut dire : « Le Christ est appelé le premier-né dans ce sens qu'il a pris la nature humaine, et qu'en la prenant ainsi, par l'effet de sa volonté et de la grâce (adoptio gratiœ), il a eu les hommes pour frères. » Il y a donc ici un sens actif, c'est-à-dire que le Christ a adopté la nature humaine [homo, humana natura), et non pas un sens passif, et comme si le Christ avait été adopté par son Père, sous le rapport de son humanité. Il faut faire la même distinction au sujet des sept passages de la liturgie mozarabique, en usage en Espagne, auxquels en appelaient constamment les adoptianistes. Ils interprétaient également dans un sens détourné l'expression d'adoptio, qui se trouvait dans ces textes. C'est ce que nous apprennent, soit la lettre des adoptianistes aux évêques gaulois et germaniques, soit la lettre d'Elipand à Alcuin, soit enfin le liv. II, 7, d'Alcuin adversus Elipandum. On y voit que ces fragments de la liturgie mozarabique cités par les adoplianistes, se divisaient en trois classes :
a) A la première classe appartiennent les trois passages qui ne se trouvent dans aucune édition, ni en aucun endroit du Missel mozarabique 2, et qui, ou bien en ont été rayés, ou bien ont été imaginés par les adoptianistes. 1) Qui per adoptivi hominis passionem dum suo non induisit corpori, nostro demum ». e. iterum non pepercit. Alcuin avait déjà remarqué (1. c.) que la fin de ce passage n'avait pas de sens ; mais si on fait abstraction de ce point, on verra en outre que le mot adoptivus homo peut très-bien s'entendre ici dans le sens assumta humana na
tura. 2) Il en est de même au sujet du second passage pris dans la messe du jour de S. Speratus : Adoptivi hominis non horruisti veslimenlum sumere carnis. 3) Ils prétendaient avoir trouvé, dans la messe des morts, ce passage : Quos fecisti adoptionisparticipes, jubeas hœreditatis tuœ esse consortes; maisAlcuin prouva que le mot adoptio ne s'appliquait pas ici à la personne du Christ, mais bien aux fidèles, dans ce sens : « Tu as fait que Dieu les a reçus de nouveau comme ses enfants, fais maintenant qu'ils participent à ta gloire. »
b) A la seconde classe appartiennent les deux passages qui se retrouvent encore mot à mot dans le Missel mozarabique, c'està-dire 4) ce passage pris dans la messe de la feria quarto, après Pâques : Respice, Domine, tuorum fidelium multitudinem, quam per adoptionis gratiam filio tuo facere dignatus es cohœredem; et 5) celui extrait de la messe de la feria quinta après Pâques : Prœcessit quidem in adoptione donum, sed adhuc restât in conversatione judicium. On peut répéter, au sujet de ces deux textes, ce que Alcuin disait au sujet du troisième de la première série. L'adoption se rapporte ici aux fidèles, et non pas au Christ.
c) Enfin les deux derniers passages : 6) Celui qui est pris de la feria quinta après Pâques : qui pietati tuœ per adoptivi hominis passionem, etc., et 7) celui extrait de la messe du jour de l'Ascension : Hodie Salvator nosterper adoptionem carnis sedem repetiit deitatis, se trouvent, il est vrai, dans le Missel mozarabique, mais, au lieu iïadoptivi, on y lit assumti, et au lieu d'adoptionem, assumtionem. Toutefois, quand même on admettrait qu'Elipand a cité le texte original authentique, il n'en est pas moins évident que, dans le n° 6, adoptivi hominis est identique à ces mots adoptata ou assumta humana natura. Enfin, dans le septième passage, ces mots adoptio carnis signifient évidemment la réception de l'humanité du Christ dans le ciel le jour de l'Ascension. Tous ces textes n'étaient pas, pour les adoptianisles, des sources d'où ils avaient tiré leur doctrine, mais simplement des passages qu'ils voulaient utiliser en faveur de cette même doctrine.
Helfférich a émis une hypothèse plus que risquée, lorsqu'il a soutenu que l'adoptianisme était un compromis entre la doctrine arienne et la doctrine orthodoxe sur la Trinité, compromis imaginé lorsque les Wisigoths quittèrent, sous le roi Reccarède, l'arianisme pour rentrer dans le sein de l'Église. L'ancien paganisme germanique (celui des Goths) dut s'accommoder plue facilement de « cette conception de l'humanité indivise (!) du Christ. » Aussi Farianisme goth a-t-il dû prendre cette direction (celle do l'adoptianisme) dès avant Reccarède, ou bien les principes de l'adoplianisme ont-ils été imaginés par les clercs orthodoxes de l'Espagne, pour contribuer à l'union et pour gagner plus facilement les Wisigoths '.
Passons d'abord sur cette définition par trop vague de l'adoptianisme, dans laquelle on se contente de dire qu'il est la doctrine de l'humanité non divisée du Christ, et examinons de près celte proposition que Yadoptianisme est un compromis entre la doctrine orthodoxe et la doctrine arienne sur la Trinité. Nous commencerons par dire que cette proposition n'a aucun sens, car il ne s'agit pas dans l'adoptianisme de la doctrine sur la Trinité, mais bien d'un dogme de christologie; on n'y traite pas du rapport du Logos vis-à-vis du Père, mais bien du rapport de la nature humaine du Christ vis-à-vis du divin et vis-à-vis du Père. En outre, Helfférich n'a pas pris garde que la théologie, et aussi la christologie de l'adoptianisme, au lieu d'avoir des affinités avec l'arianisme, en sont au contraire l'antithèse complète. L'essence de l'arianisme est de subordonner le Logos au Père, de ne pas le déclarer aussi éternel et aussi glorieux que lui, mais de le représenter comme moindre que le Père afin de nier Véternelle génération du Fils du sein du Père, et son égalité de substance avec lui, c'est-à-dire l'épouotoç, et de dénaturer, pour établir cette doctrine, le passage suivant de l'Écriture sainte : « Mon Père est plus grand que moi, » et autres passages semblables. Les adoptianistes enseignaient, au contraire, l'éternelle génération du Logos du sein du Père, l'union qui existait entre les deux, la même nature, la même substance de l'un et de l'autre. Ils ne se lassent pas de répéter que le Logos est le verus, proprius et naturalis Filius Patris, et, pour bien mettre en relief la parfaite égalité du Fils avec le Père, [ils interprètent dans un sens tout à fait opposé à l'arianisme ce texte : « Mon Père est plus grand que moi. » Ils disent qu'il ne s'applique pas au Christ tout entier, mais seulement à ce qu'il y a d'humain en lui.