Le point capital, c’est l’entrée en contact et l’interpénétration sans confusion de l’humain et du divin, la divinisation de l’humain dans le sein virginal d’une petite galiléenne.
Il se trouve que nous nous vautrons comme des porcs dans la boue, le sang et la sanie, ce qui nous vaut d’expérimenter la maladie, la souffrance et la mort.
Le nouvel Adam vient donc, sans faire le difficile, nous rejoindre là où nous sommes.
Sans même retrousser ses manches, il plonge ses mains et ses bras, lui le-seul-sans-péché, ο μονος αναμαρτητος, comme disent nos textes liturgiques, dans les profondeurs immondes de notre pauvre nature animalisée par le péché, dans les abîmes où se déploient les racines chevelues de notre violence, de notre sexualité blessée et fragile, de nos angoisses et de nos névroses.
C’est pourquoi le 25 mars aboutira aux affres du grand Vendredi et à la déréliction du Roi endormi dans le tombeau, le grand Samedi.
Mais le Nouvel Adam est infiniment plus que Adam avant la chute, c’est l’Homme par excellence, le seul homme pleinement humain, qui ne fragmente pas la nature humaine, parce qu’il est en même temps pleinement divin.
On peut donc supposer que, quand même l’homme n’eût pas péché, les épousailles divines avec l’humanité auraient été malgré tout célébrées.
Le point capital, ce n’est pas le Vendredi saint, mais le 25 mars.
Parce que l’Epoux de l’Eglise est fou d’amour pour son Epouse, nous possédons le redoutable et tragique pouvoir de lui imposer la nécessité du Vendredi saint dès lors qu’il décide d’être le divin Mendiant d’amour frappant à la porte du cœur humain afin de pénétrer dans notre humanité.
Mais nous ne devons pas croire qu’il n’est devenu l’un de nous que pour rattraper le Dessein de Dieu que nous avions fait échouer.
Ce Dessein vient de bien plus loin : en lançant dans l’être la première molécule, Dieu, qui ne vit pas dans le temps et donc pense tout en même temps, Dieu le Père contemple son Fils et l’union divinisante qu’il réalisera de toute manière avec l’humanité, c’est-à-dire avec la sainte Eglise.
C’est l’Incarnation qui nous livre la signification profonde de la création, ce n’est pas la chute qui suffit à expliquer l’Incarnation.
Et de tous les Pères orientaux, celui qui est allé le plus loin dans le refus de tout juridisme en théologie chrétienne, c’est très certainement saint Isaac le Syrien, ce grand moine du golfe Persique, au 7ème siècle.
L’Abbé Isaac tient pour blasphématoire l’idée que Dieu puisse faire payer l’homme pour le mal qu’il a pu faire, et il rejette catégoriquement l’idée de rétribution.
Il ne veut entendre parler que d’une sollicitude divine pouvant aller jusqu’à s’adresser aux démons eux-mêmes, sollicitude qui n’est pas moins grande que la plénitude d’amour qu’il porte envers toutes ses autres créatures.
Pour l’Abbé Isaac, la miséricorde divine est opposée à la justice, et elle transcende toute justice.
Il nous dit : S’il y a l’amour, il n’y a pas de rétribution; et s’il y a rétribution, il n’y a pas d’amour.
Et il dit encore : L’usage que Dieu fait de sa justice ne fait pas le poids devant sa miséricorde.
Pour lui, l’idée d’un châtiment éternel des hommes pécheurs et même des démons, est incompatible avec l’idée d’un Dieu dont saint Jean nous dit qu’il est amour, idée que l’Abbé Isaac situe au centre de toute son oeuvre.
Si l’amour ineffable est constitutif de l’être même du Dieu tri-unique, unique mais non point solitaire, le salut que Dieu veut pour ses créatures, même pour les démons, ne peut être qu’un salut universel.
La seule limite à la réalisation de ce dessein divin est la liberté tragique que possèdent les hommes comme les anges de rejeter le salut accompli par le Christ et qui ne saurait être obligatoire.
Pour l’Abbé Isaac, l’enfer est une sorte de purgatoire, plutôt qu’un enfer : son but est de sauver les anges comme les hommes.
L’idée d’un châtiment que Dieu voudrait éternel lui paraît incompatible avec la bonté du Dieu qui est amour.
Aucun discours religieux ne peut être plus actuel pour nos contemporains que l’annonce d’un Dieu d’amour et de miséricorde, et non pas d’un Dieu/Juge.
La miséricorde, écrit saint Isaac, est opposée à la justice.
En tout cas, dans le christianisme tel que le comprend l’Abbé Isaac, la miséricorde doit transcender toute justice.
Saint Isaac a ce que Pascal appellera la force d’esprit de penser et d’affirmer que Dieu n’a fait tout cela – Isaac veut parler de l’Incarnation – pour aucune autre raison, sinon pour faire connaître au monde son amour.
Et il ajoute que ladite Incarnation s’est produite non pas pour nous racheter de nos péchés, ni pour aucune autre raison, mais uniquement afin que le monde se rendît compte de l’amour que Dieu porte à sa création.
Et il faut entendre ici l’amour non point principalement au niveau psychologique, comme un sentiment, mais au niveau ontologique – c’est-à-dire au niveau de l’être même de Dieu, de la vérité de l’existence divine, de la réalité existentielle de Dieu, de l’identité de son être proprement divin.
Une des trois Personnes divines devient l’un des hommes afin de restaurer l’union de Dieu et de l’homme qui était tout le Dessein de salut divin sur les anges et les hommes dès avant la création du monde.
Dire que Dieu aime les anges et les hommes, et qu’il ne saurait faire autre chose que les aimer, c’est dire qu’il pense tout le sens de leur existence et de leur destinée comme une déification, comme une ascension vers la gloire divine, vers la lumière incréée, comme une entrée dans l’acte générateur éternel par lequel le Père communique à son Fils unique toute sa plénitude de vie divine et incréée qu’est son saint Esprit.
Vous pouvez bien chercher ce qui peut relever de la justice et du droit dans ce projet divin, on vous met bien au défi d’en trouver la moindre trace.
Père André Borelly